Une poignée de juristes planche depuis plus de deux ans avec un objectif insolite et ardu : marier common law et droit romano germanique, les deux grands systèmes juridiques qui ont inspiré la création des tribunaux internationaux. Mais de Nuremberg, en passant par les tribunaux ad hoc et jusqu’à la Cour pénale internationale, la question demeure l’enjeu d’âpres batailles.
Trop lente, trop coûteuse, trop partiale : c’est le diagnostic porté sur la justice internationale depuis les premiers pas du tribunal pénal international pour l’ex Yougoslavie en 1993. Une maladie chronique à laquelle le « Groupe de l’hôtel des Indes » propose un remède : marier common law et droit romano-germanique. Initié par François Roux, avocat et vétéran de la justice internationale, le « Groupe de l’hôtel des Indes » - du nom d’un hôtel mythique de La Haye – rassemble depuis près de deux ans, juges, procureurs, avocats et juristes - français, espagnols, britanniques, canadiens, néerlandais et libanais - aguerris aux prétoires de la justice globale. « Les tribunaux internationaux ont rendu leur voix aux victimes », mais « nous ne sommes pas pour autant aveugles et sourds », lançait François Roux ce 9 novembre, au Palais de la Paix, devant un parterre de diplomates et de juristes conviés pour commenter les dix propositions de Solpérières, « un petit village du sud de la France où nous nous sommes réunis », explique François Roux. Le projet permettrait de conclure une affaire en six ans, entre le début de l’examen préliminaire et le verdict. Objectif ambitieux. La longueur des affaires devant les juridictions internationales ne lassent de choquer. Le procès de Butare, devant le TPIR, aura duré plus de 14 ans et les accusés ont passé 17 années en détention préventive. Devant la CPI, le procès de Laurent Gbagbo devrait, s’il se poursuit au rythme actuel, durer près de huit ans. A l’heure ou trois Etats africains – le Burundi, l’Afrique du Sud et la Gambie – ont décidé de déserter une CPI sujette à bien des critiques, tout le monde s’accorde sur la nécessité de réformer la juridiction, mais peu s’entendent sur la méthode.
Un mariage pour le meilleur
Au Palais de la Paix, l’ambassadeur d’Espagne à La Haye, Fernando Arias Gonzales, propose de « prendre ce qu’il y a de meilleur dans les deux systèmes juridiques ». Optimiste, Olivier Leurent, directeur de l’Ecole nationale de la magistrature (ENM) française, ne veut pas d’ « un mariage de raison, mais un mariage de passion ». Des passions, la question en a suscité de très vives. Si le but avoué est d’unir les deux grands systèmes juridiques, c’est en y intégrant plus de droit romano germanique, estiment les auteurs du projet, jugé plus rapide que la common law dans sa version d’outre Atlantique, première source des tribunaux pour le Rwanda et l’ex-Yougoslavie. Mais peu nombreux sont les praticiens de la common law, système largement dominant dans la justice internationale, à vouloir concéder le moindre recul et la bataille promet d’être encore longue. Car c’est bien deux visions du droit qui s’affrontent, exposées par le juge belge Daniel Fransen et l’avocat Fed Davis, un Common lawyer du « Groupe de l’hôtel des Indes ». Dans le système accusatoire, on juge « au-delà de tout doute raisonnable », dit Fred Davis, on ne décide ni de l’innocence, ni de la vérité. C’est une compétition entre deux parties, dans laquelle le juge fait office d’arbitre, et où les preuves sont admises au terme de règles strictes. A l’opposé, le système inquisitoire repose sur l’intime conviction du juge, qui a un accès complet au dossier, recherche la vérité et évalue les preuves en toute liberté. Le mariage de Solpérières, qui reste à ce stade une simple base de travail, précisent ses concepteurs, prévoit de distinguer le procureur du juge d’instruction. Au premier, le soin de lancer une enquête sous le contrôle des juges. A la chambre de l’instruction de conduire les investigations, à charge et à décharge. Interrogatoires, confrontations, reconstitution seraient réalisés avant le début du procès, qui dès lors ne devrait pas durer plus de trois mois.
Une bien vieille histoire
C’est une guerre entre les « ayatollah du droit romano germanique, et les fondamentalistes de la common law », relevait un diplomate installé à Sarajevo, lors de l’installation du tribunal spécial chargé de juger les criminels que n’avait pas poursuivi le TPIY. Au Kosovo et en Bosnie-Herzégovine, la communauté internationale a fait preuve d’un véritable colonialisme judiciaire, créant un droit hybride fortement teinté de common law que les magistrats nationaux, sortis de quatre ans de guerre et quarante ans de communisme, ont eu toutes les peines du monde à appliquer. Mais cette guerre-là a pris forme dès les négociations précédent la mise sur pied du tribunal de Nuremberg. Les délégués de la conférence de Londres se sont heurtés aux mêmes questions qui celles qui agitent aujourd’hui la justice internationale. Alors que faute d’entente, les Américains menaçaient de mettre fin aux négociations et de conduire des procès séparés, les autres délégations tentent de temporiser. « Français et soviétiques ne ménagèrent pas leurs efforts pour satisfaire le besoin psychologique qu’éprouvaient leurs alliés d’une procédure accusatoire, alors même qu’ils ne l’a comprenait que très imparfaitement » raconte Telford Taylor dans son livre « Procureur à Nuremberg ». Il y rapporte les propos du procureur américain Robert Jackson pour qui « dès le début, il est apparu que notre plus grand problème serait de concilier les deux systèmes de procédure » et avoue qu’il ignorait « comment conduire un procès dans lequel tous les éléments de preuve auraient figuré dans l’acte d’accusation. Il me semblait qu’il n’y aurait plus rien à juger et, pour ma part, je n’aurai pas su à quoi m’occuper pendant les audiences ». Côté russe, le major-général Iona Timofeïevitch Nikitchenko tente la conciliation et demande : « Qu’entend-on en anglais par contre-interrogatoire ? » C’est au club de Zirndorf, créé par les Français, raconte encore Telford Taylor, « où l’on pouvait écouter de la musique, danser et prendre un verre », que se retrouvent civilistes et common lawyers, permettant « des échanges fructueux sur des points de droit international ».
Le TPIY à mille lieux de la justice pratiquée en ex-Yougoslavie
Prémices du « Groupe de l’hôtel des Indes » ? Toujours est-il que cinquante ans plus tard, l’histoire allait bégayer lors de l’adoption des procédures du tribunal pour l’ex-Yougoslavie. Rédigé par le bureau juridique des Nations unies, qui compte une large majorité de common lawyer, le Statut ne subira pas de modifications majeures : il fallait alors aller vite et les cinq membres permanents du Conseil de sécurité y voyaient avant tout une mesure symbolique pour pallier leur impuissance à stopper le conflit. Par la suite, le code de procédure, que devait rédiger les juges, sera très inspiré d’un projet écrit par l’American Bar Association, que la juge américaine Gabrielle Kirk MacDonald emporte dans ses bagages pour La Haye. Dans une interview, elle racontera, amusée, avoir eu l’impression de jouer « un rôle typiquement américain. Nous savons tout, nous contrôlons tout ». Quatre mois plus tard, les juges s’entendent sur un code qualifié par la juge de « merveilleux amalgame » de common law et de droit continental, mais néanmoins bien éloigné d’une justice que pouvait pleinement appréhender les citoyens d’ex-Yougoslavie. A Nuremberg, ce sont finalement des procédures « proches du modèle qui existait en Allemagne » qui sont adoptées écrit le juriste Vladimir Tochilovsky dans l’un de ses nombreux articles sur la question. Une approche similaire a été adoptée par le tribunal pour la Sierra Léone ou celui pour juger Saddam Hussein. Les tribunaux ad hoc peuvent « être ajustés à la culture légale de la région », note encore M. Tochilovsky, mais cela « n’est guère possible pour la Cour pénale internationale ». Or pour les congolais, les ivoiriens ou les maliens, la procédure de la CPI est un monde d’inconnues.
Une question profondément politique
Si à l’ouverture de la Conférence du Palais de la paix, l’ambassadeur espagnol prévient que les instruments proposés sont « purement techniques » et « n’ont rien à voir avec des positions idéologiques Est-Ouest, Nord-Sud ou autres », c’est bien évidemment que la question est éminemment politique et culturelle. Les partisans de la common law « ont vraiment peur parce que c’est leur pouvoir qui est en jeu », confiait au tout début de ces travaux, il y a deux ans, François Roux. On plaide tout simplement mieux dans ses propres habits. Pour illustrer l’enjeu, l’avocat français évoquait des paysans du Larzac, qu’il avait défendus. « Ils avaient rendez-vous avec le préfet, alors ils ont sortis leurs plus beaux costumes, leurs cravates… Et puis, en sortant de cette réunion, ils ont dit, ‘plus jamais’ ! Et la fois suivante, ils y sont allés dans leur bleu de travail ».