Absents des premières auditions publiques de la commission vérité tunisienne, les 17 et 18 novembre derniers, les tortionnaires, selon plusieurs spécialistes de la justice transitionnelle, ne viendront que sous la pression.
Jeune et brillant étudiant islamiste, Sami Brahem, a connu l’enfer de la torture dans les quatorze prisons tunisiennes où il a été incarcéré dès le début des années 90. L’ex président Ben Ali, avait à ce moment-là durci son régime et mis en place un système des plus répressifs contre ses opposants. Huit ans durant, Sami Brahem subira les pires exactions : violences sexuelles, tabassages quotidiens, réclusion solitaire, humiliations et privations multiples. Son témoignage lors de la première séance des auditions publiques de l’Instance vérité et dignité (IVD), le 17 novembre dernier, a bouleversé beaucoup de Tunisiens.
Lui-même, serein et parfois souriant au cours de son passage public devant la commission ne peut réprimer ses larmes et ses émotions lorsqu’il s’interroge à propos de ses bourreaux : « Pourquoi ont-ils fait ça ? Etaient-ils manipulés ? Cherchaient-ils une promotion ? Etaient-ils contraints à pratiquer l’horreur ? Quel est le sens d’imposer la nudité aux détenus pendant une semaine ? Quel est le sens de toutes ces violences sexuelles ? Pourquoi avoir déversé de l’éther sur mes parties génitales ? Pourquoi se sont-ils acharnés à vouloir nous démolir ? A s’acharner pour nous rendre stériles ? Ces interrogations continuent à m’assaillir. Je veux faire le deuil… ».
« Je suis prêt à leur pardonner s’ils reconnaissaient les faits »
Sami Brahem, aujourd’hui chercheur en sciences humaines, spécialiste des mouvements salafistes, poursuit son poignant témoignage : « J’avais le droit de garder ma dignité en prison. Je ne veux attaquer personne devant la justice. Je veux juste savoir la vérité. Je suis prêt à pardonner à mes tortionnaires s’ils reconnaissaient les faits, s’expliquaient et s’excusaient ».
Le lendemain, le 18 novembre, les téléspectateurs tunisiens -les auditions publiques sont transmises en direct par quatre télévisions locales- ont eu droit aux récits glaçants de Jamel Baraket et de Kacem Chammakhi. Leurs frères, Fayçal Baraket et Rachid Chammakhi sont morts, à quelques jours d’intervalle, en octobre 1991 dans le même lieu : le poste des Brigades de recherche de la garde nationale de Nabeul. Pour maquiller le décès brutal sous la torture des deux victimes, leurs rapports d’autopsie sont rapidement falsifiés par les autorités. Un témoin précieux, Bessma Baliî, incarcérée dans ce poste-là, à la même période que les deux opposants a raconté lors des auditions publiques avoir assisté à l’agonie de Fayçal Baraket et de Rachid Chammakhi, que les agents exhibaient, nus et ensanglantés dans les couloirs pour terroriser les autres détenus.
Les questions des internautes sur les réseaux sociaux ne tardent pas à envahir la toile :
-« Mais où sont les tortionnaires ? »
-« Quand finiront-ils par venir ? »
-« Comment rétablir "toute" la vérité sur ce qui s'est passé sans la parole et les aveux des bourreaux ?
La vérité victimaire est insuffisante
Selon le choix des victimes, des noms de plusieurs bourreaux ont été révélés à la télévision, les 17 et 18 novembre dernier. Après avoir longuement pesé le pour et le contre, cette démarche suivie par la commission vérité tunisienne, à la fois osée, courageuse et périlleuse, n’a pas été tentée par toutes les expériences de justice transitionnelle.Au Maroc, les tortionnaires sont restés anonymes jusqu’au bout du processus.
« Nous avons donné cette liberté aux victimes car leur parole a déjà subi trop de censure et de pressions par le passé », explique l’avocate Oula Ben Nejma, qui préside la Commission enquêtes et investigations à l’IVD.
Mais pour beaucoup d’internautes tunisiens, ce n’est là qu’une part infime de la vérité qui a été exprimée : le silence des tortionnaires reste assourdissant.
Kora Andrieu, docteur en philosophie morale et politique, officier des droits de l’homme auprès des Nations Unies, experte dans le domaine de la justice transitionnelle, estime elle aussi que la vérité doit inclure les deux perspectives, celle des victimes et celle des bourreaux, sinon ce sera « une vérité tronquée, subjective, et soumise à des critiques pour ces raisons mêmes ». Kora Andrieu insiste : « Si on ne publie qu’une vérité victimaire, non seulement on perd un pan entier de la réalité du passé que l’on cherche à « traiter », mais en plus on peut donner l’impression que les victimes sont instrumentalisées. Pour prendre l’exemple du Maroc, l’impression qui domine quand on regarde les audiences de l’Instance équité et réconciliation, c’est que les victimes ont été « utiles » au gouvernement : en témoignant, elles lui ont donné l’occasion de se refaire une légitimité, de sembler « faire quelque chose » envers elles, mais sans jamais remettre en cause le régime, sans établir les causes profondes, structurelles, institutionnelles qui ont rendu toutes ces violations possibles. Et cette histoire là, les victimes seules ne l’ont pas toujours ».
Ils arrivent accompagnés de leurs avocats
Même si la loi tunisienne relative à la justice transitionnelle dote l’IVD de larges prérogatives , dont l’accès aux archives publique et privées, la convocation de toute personne qu’elle estime utile d’interroger, l’instruction de toutes les violations graves, dont la torture et l’homicide volontaire et l’accès aux affaires pendantes devant les instances judiciaires, la commission vérité n’a toutefois pas la possibilité de ramener de force les tortionnaires pour témoigner publiquement. Seul en matière de crimes économiques, les dépositaires de dossiers adressés à la Commission arbitrage et conciliation de l’IVD doivent obligatoirement rendre l’argent qui leur est dû, dévoiler lors des AP la vérité sur la machine de la corruption et présenter des excuses publiques.
Mais pour Oula Ben Nejma, la présidente de la Commission enquête et investigations, le silence des tortionnaires n’est pas total, puisqu’ils répondent, à tous les niveaux de la hiérarchie, aux convocations et questions des quatre juges et du groupe d’avocats de la commission vérité, qui travaillent sur l’instruction des dossiers judiciaires des rescapés de la torture.
« Ils arrivent accompagnés de leurs avocats et cherchent à se renseigner sur les charges qui pèsent contre eux », affirme Oula Ben Nejma.
La présidente de la Commission enquêtes et investigations explique comment procède l’IVD pour retrouver la trace des tortionnaires et les preuves les accablant : « Nous recoupons les témoignages des victimes et trouvons souvent des pratiques concordantes dans des prisons différentes, y compris contre des prisonniers de droit public. Aujourd’hui plusieurs plaintes contre le psychologue dont Sami Brahem a évoqué des exactions semblables à celles de la prison d’Abou Ghraieb en Iraq nous ont été adressées ».
Seul recours : la logique de « la carotte et du bâton »
Le juge administratif Mohamed Ayadi a démissionné de l’IVD en octobre 2015 à cause d’un « climat non propice à l’intérieur de l’Instance et à l’extérieur », avait-il déclaré, sibyllin, au moment de son départ. Lui, émet aujourd’hui des doutes sur l’adhésion des tortionnaires au processus de justice transitionnelle et leur venue aussi nombreux à la commission vérité, comme déclarée par des membres de l’IVD.
« Rien ne les contraint à venir avouer leurs crimes, ni l’ambiance générale dans le pays, qui penche vers le retour en force des hommes de l’ancien système, ni l’impunité qui sévit, ni les promesses d’amnistie du projet de loi sur la réconciliation économique du Président de la République. Les bourreaux viendront sous la pression d’une menace sérieuse. Ils viendront le jour où des dossiers d’instruction contre eux aboutis et finalisés seront transmis aux chambres spécialisées pour jugement. Or, de lourds retards de l’IVD sont enregistrés à ce niveau. Les juges des neuf Chambres spécialisées attendent toujours les dossiers pour statuer sur les atteintes graves aux droits de l’homme tels que définis par l’article 8 de la loi relative à la justice transitionnelle », assure Mohamed Ayadi.
Kora Andrieu ne dit pas autre chose lorsqu’elle affirme : « Pour qu’un responsable vienne en public témoigner de ses crimes passés et demander pardon à la télévision, ce qui est une forme d’humiliation, il lui faut une raison. Sauf des cas exceptionnels de responsables vraiment repentis et habités par le remords, on reste dans la logique, elle aussi très humaine, de « la carotte ou du bâton ». Donc ils le feront car ils espèrent une forme d’amnistie, qu’on appellera à tort « réconciliation ». Ou au moins un allègement de leur sentence en échange ».
Pour que « réconciliation » soit faite, l’experte en justice transitionnelle avance des conditions : « Encore faut-il que les procès soient une vraie menace pour eux ! Et jusqu’ici, tout tend à démontrer le contraire. Si d’anciens ministres et autres responsables coulent des jours heureux à la Marsa, après avoir été disculpés ou avoir purgé des sentences très légères, pourquoi aller devant une IVD que de toutes façons beaucoup ne reconnaissent pas, s’excuser de crimes que certains continuent de penser qu’ils n’ont pas commis ? Donc ici encore la mise en place de Chambres spécialisées crédibles, puissantes, et effectives est indispensable ».
Comme Sami Brahem, 700 victimes sur les 62 000, qui ont présenté leurs dossiers à l’IVD, ont émis le souhait de se « réconcilier » avec leurs bourreaux nommément identifiés. Mais si le ministère de l’Intérieur a contesté une centaine de dossiers où les tortionnaires sont mentionnés par leurs surnoms, les 600 autres cas sont toujours en cours d’étude…