On se souvient de la violence du corps du Guide Mouammar Kadhafi lynché et tué dans les environs de Syrte (Libye) en 2011, mais peu de personnes se demandent si les circonstances de sa mort et le devenir de son cadavre auront un impact sur la reconstruction libyenne.
Pourtant Sévane Garibian, docteure en droit et professeure à l’université de Genève (UNIGE) et professeure associée à l’université de Neuchâtel, s’est penchée sur ces questions. Elle et différents chercheurs ont mis en dialogue les apports du droit, de l’histoire, de l’anthropologie, de la sociologie, de la littérature et de la psychologie autour de trois thématiques principales : les modalités de la (mise à) mort du bourreau, le traitement post-mortem de son corps, et la question de la patrimonialisation face aux exigences de justice et de réparation.
L’ensemble de ces réflexions a permis la publication d’un ouvrage collectif et interdisciplinaire « La mort du bourreau. Réflexions interdisciplinaires sur le cadavre des criminels de masse » (Pétra, Paris)
Sévane Garibian éclaire JusticeInfo sur la question de la mort du bourreau.
JusticeInfo : Qu'est-ce qui dans votre parcours professionnel ou personnel vous a poussé à mener cette réflexion rare sur le corps du bourreau ?
Sévane Garibian : Mes travaux de recherche portent sur le droit face aux crimes de masse et aux enjeux relatifs à leur répression et prévention, mais aussi à leur mémoire, à leurs héritages et à leurs effets. Dans ce cadre, la nécessité d’une réflexion sur les enjeux spécifiques entourant la mort des bourreaux (au sens anglais de « perpetrator ») m’est apparue comme essentielle en 2011, alors que meurent coup sur coup Ben Laden et Kadhafi de manière différente mais à chaque fois spectaculaire et cathartique. A ce moment-là, j’étais en Argentine et je travaillais sur des problématiques liées aux disparitions forcées, et à l’exhumation des restes des disparus de la dictature militaire. De retour en Suisse en 2012, j’intègre le programme européen de recherche interdisciplinaire « Corpses of Mass Violence and Genocide » et il m’a alors semblé opportun de proposer d’y mener un travail collectif inédit autour du cadavre, non plus des victimes, mais des bourreaux, comme outil supplémentaire de compréhension et d’analyse des phénomènes de violences de masse.
JI : Dans votre livre, il est évoqué différents types de mort : la mort naturelle (Milosevic), l'exécution (Sadam Hussein) ou la mort-vengeance (Khadafi). Finalement le type de mort a-t-il des conséquences sur la reconstruction d'un pays ? La mortalité du bourreau va-t-elle faire écho à son immortalité dans le sens historique du terme et à celle des crimes qu'il a commis ?
S G : Vous citez quelques exemples, en effet, mais le livre contient l’analyse de nombreux cas qui se déclinent autour de ces trois principales modalités de (mise à) mort : la mort-échappatoire (mort naturelle), la mort-sentence (mise à mort judiciaire) et la mort-vengeance (exécution extra-judiciaire). Il n’existe pas de lien de causalité systématique entre un certain type de décès et une certaine forme de reconstruction politique y faisant suite. C’est un ensemble de facteurs, dont les contextes socio-culturel, politique et juridique, qu’il faut prendre en compte pour mieux comprendre ce qui se passe pendant et après la fin du bourreau. La corrélation entre ces différents facteurs est multiforme et le tout participe de la construction du récit national et de la fondation de la mémoire collective. Il n’y a pas de modèle ou de loi générale applicable à tous les cas de figures : les situations de mort de bourreaux sont caractérisées par une grande diversité. Ce que ces morts ont en commun, c’est qu’elles ne sont jamais anodines.
JI : Vous abordez dans votre livre le cas de la mort d'Oussama Ben Laden. De sa mort, on sait finalement peu de choses, comme si les Etats-Unis avaient un droit sur lui et son corps, mais aussi sur les circonstances de sa mort. En faisant ce choix d'éteindre la figure de Ben Laden en jetant ce corps à la mer, ont-ils réussi à éviter le culte de la personne ? La mort de Ben Laden permet-elle enfin aux Américains de faire le deuil des victimes du 11 septembre et de laisser cet épisode noir derrière eux ?
S G : Le livre montre que le culte du bourreau mort est en quelque sorte inévitable : il n’est dépendant ni des modalités du décès et de sa publicité, ni du traitement du cadavre et de l’(in)existence d’une sépulture, secrète ou connue. Certes, il existe des moyens de prévenir un tel culte, comme par exemple la mise en place d’une politique étatique claire quant au traitement de la mémoire du défunt, de celle de ses crimes et de ses victimes. Sans toutefois pouvoir en garantir l’absence. A l’annonce de l’exécution de Ben Laden dont le corps est rapidement immergé dans la mer d’Arabie, Barack Obama déclare « Justice has been done ! » comme si c’était, effectivement, la fin d’un chapitre. Mais il s’agit d’une fin symbolique qui ressemble surtout à une vengeance. Cette disparition particulière a empêché l’existence d’une sépulture et donc d’une sanctuarisation potentielle, bien sur. Elle a également empêché – était-ce le but réel ? – le procès du criminel de masse, ce que l’on peut regretter. Mais elle n’empêchera pas la vie post-mortem de ses restes sous une forme politique ou immatérielle.
JI : Vous pilotez en parallèle un projet universitaire sur le droit à la vérité en tant que pilier de la lutte contre l'impunité. La découverte d'un charnier et celle d'un cadavre de bourreau ont-ils une fonction similaire dans cette quête de vérité ? Pourquoi lorsque l'on aborde le rôle de l'État dans le premier cas on attend des révélations et dans le second de la discrétion ?
SG : La découverte d’un charnier et celle d’un cadavre de bourreau soulèvent des questions complexes d’ordre à la fois juridique, scientifique (forensique), historique, politique, philosophique et éthique… D’où l’importance de recherches interdisciplinaires sur de tels objets. Les corps morts des victimes, comme des bourreaux, leur traitement post-mortem et leur postérité offrent une clé d’analyse supplémentaire pour les chercheurs que nous sommes. Il ne s’agit pas de confondre la place et le rôle des uns et des autres. Il s’agit en revanche d’avoir conscience de l’importance de ce que les corps, mêmes morts, révèlent, et de ce que leur traitement implique. Dans tous les cas, ces cadavres si encombrants appellent une réflexion nécessaire sur leur patrimonialisation à la lumière, notamment, des obligations étatiques d’enquêter, d’informer, de réprimer et prévenir, de réparer et de garantir la non répétition des violations massives des droits de l’homme.