Comment éviter le risque de banalisation de l’horreur lorsque les audiences de victimes s’étendent sur une longue durée? C’est le thème de cette troisième et dernière partie de notre entretien avec la philosophe politique Kora Andreu. A partir de l’expérience de la Commission Vérité d’Afrique du Sud, l’experte formule quelques recommandations à l’Instance Vérité Dignité (IVD) de Tunisie.
Les audiences se poursuivront pendant une année. N’y a-t-il pas un risque de banalisation de l’horreur si elle se prolonge dans le temps ?
Les réactions évoluent ; elles vont et viennent. Déjà, on remarque une certaine retombée, dans l’attente de la prochaine audience. Il faut faire attention avec cela. En Afrique du Sud, les audiences de la Commission étaient d’abord diffusées quotidiennement après le journal télévisé du soir. Passé un certain intérêt, les gens se sont lassés, l’horreur s’est banalisée car elle faisait partie du quotidien. Certains ont commencé à appeler la Commission Vérité, la « Commission Kleenex », parce que tant les commissaires que les victimes et les témoins y pleuraient souvent. On a commencé à prétendre que « les noirs exagèrent », qu’ils font semblant et que ce n’était pas si terrible, l’apartheid. Pour éviter ce type de réaction, cette mise en doute de la parole des victimes, la stratégie de communication de la Commission a été revue, et les audiences diffusées qu’une fois par semaine sous la forme de « best of » tous les dimanches.
Et en Tunisie comment l’IVD s’y prend-elle ?
Jusqu’ici, il semble que l’IVD ait, elle aussi, opté pour une diffusion parcimonieuse des audiences publiques. Ce qu’on a vu en novembre était un lancement, c’était magistral, intense, mais il faut penser que cela va continuer et s’étaler dans le temps, que des audiences seront aussi organisées dans les régions, au plus près des habitants, et que l’évènement devrait être progressivement plus ouvert - tout en continuant bien sûr à respecter certaines règles et procédures pour protéger et respecter la parole des victimes. C’est dans ce maillage plus serré des audiences, au niveau le plus local, que se jouera aussi la réconciliation : les responsables, en effet, ne sont pas que les anciens ministres et hauts responsables sécuritaires, dont beaucoup ont déjà été visés par des procédures judiciaires, mais aussi des petits fonctionnaires ou des policiers de quartier que l’on connaît bien « par réputation », parfois, mais qui, eux, n’ont jamais été inquiétés. Le pardon pourrait se jouer justement dans cet espace - là.
Comment faire pour éviter de réduire les victimes à cette situation de complainte qui est la leur pendant les auditions publiques ?
En effet, il faudrait faire attention à ne pas montrer les victimes uniquement dans une position de souffrance au moment du témoignage. Même si cette posture est très forte, symbolique, même si elle nous appelle tous, il faut aussi penser que le but de la justice transitionnelle est de sortir les victimes de cette catégorie victimaire qui les enferme. D’ailleurs, certaines victimes refusent de se considérer comme telle : elles sont des activistes, des militants, des survivants. Trop d’audiences, et que des audiences, cela risque à la longue de nourrir la suspicion à l’égard des victimes. Les demandes de réparations ont porté le même préjudice, en Tunisie elles ont beaucoup affecté les bénéficiaires des deux décrets de 2011. Or, les réparations participent de la reconnaissance au même titre que les audiences, et ne sont pas que financières : au contraire, elles peuvent être aussi pensées sous forme de projets de développement, de formations, de microcrédits, mais aussi de musées et de mémoriaux... Tout cela peut contribuer à briser le cycle de la « victimisation », à reconnaître et à (re-)créer des acteurs, des citoyens à part entière. Les victimes ne souhaitent pas être enfermées dans une empathie permanente. Les audiences sont donc un moment nécessaire, mais non suffisant.