La révolution a ouvert des portes d’espoirs pour les milliers de victimes des exactions policières. Or, la montée du terrorisme et la faible culture des droits de l’homme entrainent la persistance de la pratique de la torture dans les postes de police et de la garde nationale six ans après le 14 janvier 2011.
Isaac, jeune membre d’un parti d’opposition ayant activement participé aux évènements révolutionnaires, habite à Sidi Bouzid. Il est arrêté le 10 janvier 2011 par la brigade anti-terroriste. Bien que brutalisé et tabassé, Isaac s’interdit de témoigner contre des syndicalistes et des opposants au régime de Ben Ali. Les violences des agents redoublent et se prolongent 24 heures. En mars 2011, Isaac dépose plainte contre ses agresseurs, qui avouent le caractère abusif de sa détention. Le tribunal prononce pourtant un non-lieu en mai 2016.
Zied, originaire de Sidi Ali Ben Aoun, une bourgade de la Tunisie centrale, purge une peine de 20 ans de prison pour une affaire de terrorisme. Arrêté en 2012, il est sauvagement battu, électrocuté et privé de sommeil. On le menace de violer des membres de sa famille. Un rapport émis par une commission formée de députés et de médecins pour enquêter sur les exactions qu’auraient subies Zied confirme les accusations du jeune homme. Quatre années après le dépôt de la plainte par sa mère, la plainte stagne au niveau de l’instruction.
Abdelkarim et sa fille habitent à Jendouba, dans le nord-ouest du pays. Ils sont convoqués en juin 2013 par la garde nationale. Le père est reçu par des coups et une rafale d’insultes, sa fille par des violences verbales et physiques et des attouchements. Les agresseurs sont connus : l’un des agents était fiancé à la jeune fille. Mais les fiançailles sont rompues et depuis l’agent ne cesse de menacer son ex fiancée et l’ensemble de sa famille. La plainte déposée en juin 2013 piétine toujours. L’accusé n’a jusqu'à ce jour jamais été inquiété.
Ces histoires croisées de destins traversés par la violence de l’Etat sont rapportées par l’Organisation mondiale contre la torture (OMCT). L’organisation suisse fournit depuis l’année 2013 une assistance directe aux victimes de la torture à travers deux centres régionaux d’assistance juridique, médicale et sociale appelés « Sanad » (Appui).
Objectifs : extorquer des aveux et punir
« D’une pratique systématique de la torture et des mauvais traitements profondément enracinée et institutionnalisée, à une pratique encore persistante qui démontre une tendance à l’arbitraire, la révolution n’a pas amené avec elle les ruptures escomptées. Jusqu’à ce jour, aucune décision de justice, proportionnelle à la gravité du crime, n’a été rendue sur le fondement de l’article 101 bis du Code pénal tunisien qui sanctionne le crime de torture. Cette tendance à ne pas condamner les tortionnaires, renforce l’impunité », constate le Rapport annuel Sanad 2016, récemment publié.
Le rapport propose une analyse du phénomène de la torture en Tunisie sur la base d’un échantillon de 171 bénéficiaires du programme SANAD, pris en charge entre 2013 et 2016. Les cas de victimes d’exactions exercées par des fonctionnaires publics, de mort suspecte et de disparition forcée dans les lieux de détention, recueillis par le personnel de Sanad se recrutent, en majorité, parmi les catégories socio-économiques les plus démunies. Dans l’objectif d’extorquer des aveux (44% des cas) ou pour punir et prendre une revanche sur l’accusé (23%), les violences des agents se déroulent lors de l’arrestation, le transfert et l’interrogatoire dans les postes de police et de la garde nationale. Mais peuvent se poursuivre dans les prisons, à travers divers mauvais traitements.
La quasi-totalité des bénéficiaires des services de Sanad souffrent aujourd’hui de sérieux problèmes de santé, dont des troubles de vision, des problèmes d’articulation et de motricité, des complications urinaires, une impuissance sexuelle pour la gente masculine et des séquelles psychologiques pour tous. Ces impacts se répercutent non seulement sur la personne directement concernée, mais également sur son milieu familial et social.
« Malheureusement, les difficultés de la transition démocratique, le trébuchement du processus de justice transitionnelle, la montée du terrorisme et la faible culture des droits de l’homme ont constitué un contexte général favorisant la persistance de la torture et de l’impunité », souligne le Rapport de l’OMCT.
Déficit de confiance dans l’Etat et sa justice
Dans le détail, les blocages se situent à plusieurs niveaux, notamment d’ordre juridique. Pour Mohamed Mzem, conseiller juridique à l’OMCT, la définition de la torture selon les dispositions de la loi tunisienne est plus restrictive que celle évoquée par la Convention contre la torture et autres peines ou traitement cruels, inhumains ou dégradants ratifiée par la Tunisie en 1988.
« D’autre part, les tribunaux tunisiens évitent de qualifier les crimes sur la base de l’article 101 bis du Code pénal lui préférant l’article 101 relatif à la violence commise par un fonctionnaire public et qui ne fait pas mention de la torture. Cette fuite en avant se poursuit aujourd’hui », ajoute Maitre Mohamed Mzem.
La non rétroactivité de la loi pénale ajoutée au refus des officiers de la police judiciaire de recevoir les plaintes des victimes de torture par esprit de solidarité et de corporatisme compliquent encore plus l’exercice d’une justice juste et équitable.
« La faible indépendance du pouvoir judiciaire par rapport à l’exécutif, et notamment la subordination hiérarchique du ministère Public au ministère de la Justice, joue un rôle important dans la persistance de l’impunité des auteurs présumés », note le Rapport de Sanad 2016.
Pour Gabriele Reiter, Directrice du bureau de l’OMCT à Tunis, les retombées de l’état d’impunité sont graves : « Elles ébranlent la confiance des Tunisiens dans leur Etat, sa justice et son système de sécurité ».