L'organisation Human Rights Watch (HRW) a été à l'avant-garde de la création du Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR) qui ferme officiellement ses portes le 1er décembre. Dans une interview exclusive avec JusticeInfo.Net, Géraldine Mattioli-Zeltner, directrice de plaidoyer au Programme Justice internationale de l'organisation, souligne la contribution « extraordinaire » du Tribunal à la lutte contre l'impunité, mais en regrettant qu'il ne se soit pas acquitté de la totalité de son mandat.
JusticeInfo : Quelles leçons le TPIR lègue-t-il à l'humanité au terme d'une vingtaine d'années d'existence?
Géraldine Mattioli-Zeltner : La mise en place du TPIR par le Conseil de Sécurité des Nations Unies en 1994 – avec celle du tribunal pour l'ex-Yougoslavie – a marqué un tournant extraordinaire en ce qui concerne la façon dont la communauté internationale répond aux violations graves des droits humains commises à grande échelle. Par la création de ce tribunal, on affirme que ces crimes doivent être poursuivis et jugés, que l'impunité n'est pas une option. C'est un moment fondateur pour la justice internationale, qui a permis la mise en place de la Cour pénale internationale quelques années plus tard et nous permet aujourd'hui de continuer à affirmer qu'il doit y avoir justice pour les crimes qui choquent la conscience de l'humanité, où qu'ils soient commis.
JusticeInfo : Le Tribunal s'est-il acquitté de son mandat ?
G.M-Z : Le TPIR a été créé pour juger ceux qui avaient joué un rôle de premier plan dans le génocide. Dans une certaine mesure, il a effectué cette tâche et a jugé et condamné plusieurs personnalités rwandaises importantes parmi lesquelles l'ancien Premier ministre Jean Kambanda, l'ancien chef d'état-major de l'armée le général Augustin Bizimungu et l'ancien directeur de cabinet du ministère de la Défense le colonel Théoneste Bagosora. Par la condamnation de plus de 50 accusés, mais aussi au travers des acquittements qu'il a prononcés, le tribunal a contribué à établir la vérité sur l'organisation du génocide perpétré au Rwanda et à rendre justice aux victimes.
JusticeInfo : Et sa contribution en ce qui concerne l'évolution de la jurisprudence ?
G.M-Z : Sans aucun doute, le TPIR laisse également une grande contribution au développement du droit international de par sa vaste jurisprudence. Le fait que le TPIR ait été le premier à poursuivre le viol comme acte de génocide dans l'affaire Akayesu est un exemple bien connu. L'évaluation de la pratique du TPIR laissera également d'importants enseignements dans des domaines clés de la justice internationale, par exemple en matière d'enquêtes sur les violences sexuelles, de relations avec les tribunaux nationaux, et de recherche de suspects échappant à la justice. Le TPIR a bien sûr aussi fait l'objet de critiques et il est important de retenir ce qui a moins bien marché afin d'améliorer le fonctionnement de ce type de tribunaux dans le futur.
JusticeInfo: On lui reproche justement son manque de poursuite des crimes qui auraient été commis par des éléments de l'ancienne rébellion du Front patriotique rwandais (FPR) actuellement au pouvoir à Kigali.
G.M-Z : Cela est peut-être en effet le plus grand échec du TPIR. Alors qu'il disposait d'un mandat clair lui permettant de poursuivre aussi les crimes de guerre et les crimes contre l'humanité commis par le FPR en 1994, pas une seule affaire n'a été portée devant le tribunal concernant ces crimes. Ces crimes ne peuvent en aucune façon être mis sur un pied d'égalité avec le génocide, mais les victimes ont aussi droit à la justice. La réticence du TPIR à mener des procès concernant les crimes du FPR peut s'expliquer par les fortes pressions exercées par le gouvernement rwandais à l'encontre de telles poursuites et le risque de mettre à mal la coopération du gouvernement dans les autres affaires en cours. L'absence de procès concernant les crimes commis par le FPR entache toutefois l'héritage du tribunal. Elle a créé le sentiment que le tribunal rendait une justice de vainqueurs et a mis à mal sa crédibilité, notamment auprès de la population rwandaise – l'audience principale du travail du tribunal.
JusticeInfo : Que pensez-vous du jugement dans le procès d'ex-rebelles du FPR qui a été confié à la justice rwandaise par le procureur du TPIR (affaire relative aux assassinats de hauts responsables de l'église catholique, dans le centre du Rwanda, en juin 1994 ?
G.M-Z : Human Rights Watch a suivi ce procès au Rwanda de près et a conclu qu'il avait été marqué par de nombreux problèmes et n'était pas crédible. Les deux officiers les plus haut gradés ont été acquittés, tandis que deux de rang inférieur, qui avaient avoué les meurtres, ont été condamnés à cinq ans de prison. Tant l'accusation que la défense ont présenté les meurtres comme des réactions spontanées de soldats accablés de douleur pour leurs camarades officiers du FPR qui avaient perdu des parents dans le génocide. Le tribunal n'a entendu que les témoignages soutenant cette version des faits, en dépit de preuves remises par le TPIR aux services du procureur du Rwanda indiquant que les meurtres faisaient partie d'une opération militaire planifiée impliquant de hautes autorités. Ce procès a trahi le droit des victimes à obtenir justice.
JusticeInfo : Quelle évaluation faites- vous du déroulement des deux affaires confiées par le TPIR à la justice française (l'Abbé Wenceslas Munyeshyaka et l'ancien préfet Laurent Bucyibaruta) ?
G.M-Z : Pendant de nombreuses années, la France s'est illustrée négativement en ce qui concerne le traitement des affaires concernant le génocide rwandais, laissant des suspects vivre en France sans être inquiétés malgré des instructions ouvertes dès 1995. La France a d'ailleurs fait l'objet de plusieurs condamnations par la Cour Européenne des Droits de l'Homme à cause de la lenteur des procédures engagées contre les suspects de génocide vivant en France. En 2012, la France a créé un pôle pour les crimes de guerre et les crimes contre l'humanité et s'est engagée à mettre fin à l'impunité des génocidaires présumés. Le premier procès a eu lieu en 2014, résultant dans la condamnation à 25 ans de prison de l'ancien membre des services de renseignements rwandais, Pascal Simbikangwa. Les enquêtes dans ces affaires restent complexes, les crimes ayant étant commis il y a maintenant longtemps, dans un contexte étranger pour les enquêteurs français, ce qui peut expliquer certaines lenteurs. Plusieurs autres enquêtes sont en cours et Human Rights Watch continue d'appeler le pôle à faire tout son possible pour les faire avancer rapidement.
JusticeInfo : Au moment où le Tribunal ferme ses portes, neuf accusés sont encore en fuite, dont trois qui sont considérés comme de gros poissons. Y a-t-il de l'espoir qu'ils soient un jour arrêtés?
G.M-Z : L'exécution des mandats d'arrêt émis par les tribunaux internationaux est le tendon d'Achille de la justice internationale. En effet, le TPIR, comme les autres tribunaux internationaux et la Cour pénale internationale, ne dispose pas de sa propre police pour procéder aux arrestations. Il dépend entièrement de la coopération des Etats où les suspects se trouvent. Ces états peuvent avoir d'autres priorités et ne pas s'engager dans la recherche active des suspects. Parfois, ils ne veulent tout simplement pas coopérer. A cet égard, la pression diplomatique d'Etats tiers est de première importance.
Avec la fermeture officielle du TPIR, il est essentiel que les Etats restent mobilisés pour l'arrestation de ces neufs accusés en fuite. Le message doit être clair que le Mécanisme résiduel du TPIR basé à Arusha, en Tanzanie, continue d'être mobilisé dans la recherche de ces suspects et qu'il doit recevoir l'assistance et la coopération de tous dans cette tâche. Le Conseil de sécurité de l'ONU en particulier devrait continuer à affirmer haut et fort que ces suspects seront arrêtés et feront face à la justice, même après la fermeture du tribunal.
JusticeInfo : Un autre casse-tête pour le TPIR, c'est la relocalisation des personnes acquittées ou des condamnés ayant terminé leur peine. Comment expliquer cette situation ?
G.M-Z : Les personnes acquittées ou ayant servi leur peine suite à des procédures devant le TPIR ne souhaitent pas, ou ne peuvent pas, retourner au Rwanda. En effet, ayant appartenu à l'administration responsable du génocide, elles craignent pour leur sécurité ou craignent de subir des représailles de la part du gouvernement actuel. Il appartient à tous les Etats de se porter volontaires pour la relocalisation de ces personnes afin qu'elles ne soient pas condamnées à vivre dans une maison du TPIR sans perspective d'avenir. La relocalisation des personnes acquittées ou ayant purgé leur peine n'est peut-être pas un aspect très attrayant du soutien à la justice internationale mais c'est absolument crucial pour le respect des droits fondamentaux de ces acquittés et condamnés, et pour la crédibilité des institutions judiciaires internationales qui risquent, sinon, d'être accusées de se désintéresser de leur sort. Un enseignement important à tirer de l'expérience au TPIR est la nécessité de conclure des accords de relocalisation entre tribunaux et Etats le plus rapidement possible, avant même que le problème ne se pose.