En France et en Allemagne, les justices respectives ont récemment été saisies afin d’agir contre le régime de Bachar El-Assad dénoncé encore cette semaine pour avoir mené des pendaisons par milliers d'opposants. Mais l’Audience Nationale, à Madrid - la première instance judiciaire espagnole concernant les atteintes contre le droit international ou le terrorisme- les a devancées : le procureur général, Javier Zaragoza, a officiellement reçu une plainte déposée par une femme ayant la double nationalité.
En 2014, le gouvernement espagnol a renoncé à la «justice universelle» qui distinguait jusqu’àlors cette nation, et oblige désormais à ce que toute démarche judiciaire contre un pays tiers implique un citoyen national, quoique de manière indirecte.
C’est le cas de cette hispano-syrienne, dont pour d’évidentes raisons de sécurité ni le nom ni le lieu de résidence n’ont été révélés, et qui a été «placée en lieu sûr» quelque part en Espagne : elle accuse neuf agents de l’appareil sécuritaire syrien, dont des membres des services d’intelligence -et parmi eux certains responsables de la machine de terreur mise en place par le dictateur syrien-, d’avoir torturé à mort son frère près de Damas. Au moment des faits reprochés, ce frère, originaire d’Idlib, un quadra marié avec trois enfants, exerçait le métier de livreur de fruits secs et autres comestibles pour une modeste épicerie. D’après son avocate Almudena Bernabeu, membre d’un cabinet spécialisé dans les atteintes aux droits de l’homme, l’homme avait été l’objet «d’une détention illégale» à Homs, «dans le cadre d’une stratégie d’élimination de la dissidence contre le Régime de Bachar el Asad via l’usage de pratiques terroristes».
"Délit d'Etat présumé"
Avant même que cette plainte ne soit prise en compte par l’Audience nationale de Madrid, il s’agit d’une «première», à savoir la dénonciation devant une instance judiciaire d’un « présumé délit de terrorisme d’Etat» commis par l’actuelle administration syrienne. Jusqu’àlors, des démarches avaient eu lieu par le biais de la Cour Pénale Internationale, mais avaient été bloquées par le conseil de sécurité de l’ONU du fait des vetos de la Russie et de la Chine. En Espagne, arrivée dans le bureau du Parquet de l’état, cette plainte s’appuie sur la législation nationale d’«aide et d’assistance aux victimes de délits violents». D’ici peu, souligne-t-on de source judiciaire, d’autres accusations devraient nommément se porter contre Maher-el-Assad, le frère du président syrien.
Usage généralisé de la torture
En soi, l’existence d’un usage généralisé de la torture de la part du régime syrien ne fait pas de doute. Déjà, en 2012, le président du comité de l’ONU contre la torture, le CAT (que Damas avait boycottée), Claudio Grossman, affirmait qu’ «en Syrie il existe une pratique systématique de la torture qui, dans de nombreux cas, s’inscrit dans une politique étatique». Depuis, cette affirmation a été étayée par l’examen de près de 600 000 documents officiels de l’administration syrienne et par quantité de témoignages. D’après les informations de l’avocate d’Almudena Bernabeu, depuis la révolte civile contre le régime en 2011, 17 720 personnes -en majorité des civils- auraient «disparues», alors qu’elles étaient placées sous la garde d’agents du bureau de la Sécurité nationale, lui-même coordonné par la Cellule centrale de gestion de crise, directement placée sous l’autorité de Bachar-El-Asad. Ce qui signifie une effroyable moyenne de 300 morts par mois, décédés à la suite de tortures. Comme le frère de la plaignante hispano-syrienne maintenue dans l’anonymat.
Plus spécifiquement, Amnesty International estime qu’entre 2011 et 2015, entre 5000 et 13 000 dissidents auraient été pendus dans la prison de Saidnaya, proche de Damas. Selon Human Watch Rights, la pratique de la torture est habituelle depuis 1963, mais avec le conflit, elle connaîtrait une sinistre intensité. Aussi bien d’un point de vue quantitatif que qualitatif : dans la plainte de l’avocate Almudena Bernabeu, sont dénoncées des pratiques «qui évoquent le Moyen-âge». Parmi elles, le «shabeh», être pendu par les bras pendant de longues heures, ou le «dulab», l’obligation pour la victime de s’introduire dans un pneu suspendu en l’air, tout en recevant une pluie de coups, sans compter l’arrachage d’ongles, et diverses tortures infligées à des enfants, etc..
César
Jamais cette plainte n’aurait pu être déposée sans le concours d’un certain «César» (un nom de code, bien entendu), un membre des services secrets syriens - lui aussi placé aujourd’hui «en lieu sûr» dans un pays européen- qui avait pu quitter son pays en possession de quelque 55 000 clichés représentant notamment 6700 corps décharnés et portant les stigmates de tortures. Les enquêteurs ont à leur disposition le disque dur de ces preuves graphiques. Ces documents sont fondamentaux pour l’identification par les parents de victimes de présumés tortionnaires. Et pour avérer l’existence d’un système répressif d’une terrible brutalité. Si l’Audience Nationale accepte d’instruire ce procès, cela créera un précédent et constituera une menace certaine pour ceux qui ont participé à ces tortures. Interpol a déjà été sommé de surveiller les allers-et-venues des neuf agents syriens dénoncés par la plaignante.