Après une pluie de nominations et de consécrations dans les festivals internationaux, la réalisatrice tunisienne Leyla Bouzid vient de remporter quatre prix aux Journées cinématographiques de Carthage (Tunis, du 21 au 28 novembre). Son long métrage « A peine j’ouvre les yeux » raconte le quotidien d’une troupe de musique affrontant le harcèlement de la police de l’ex président Ben Ali, quelques mois avant la révolution du 14 janvier 2011. Le film est un véritable hymne à la liberté. Il sortira le 23 décembre en France et le 13 janvier en Tunisie.
Vous filmez la surveillance policière, la peur des Tunisiens et le harcèlement de la parole dissidente au temps de Ben Ali. Pourquoi le choix de cette thématique précise cinq ans après la révolution ?
-C’est une envie que j’ai eue tout de suite avec l’avènement de la révolution. J’avais alors une conscience très forte qu’il fallait élaborer à travers le cinéma un travail de mémoire, expliquer de l’intérieur pour ceux qui n’ont pas compris la révolution tunisienne sa genèse et ses raisons profondes, montrer d’une manière palpable ce sentiment d’étouffement en l’incarnant dans une histoire. Réfléchir sur le passé me semblait utile, voire nécessaire pour aborder l’avenir. Le film a mis cinq ans pour naitre parce que généralement le temps de la fabrication d’une fiction est plus long que celui du documentaire par exemple. Quand j’ai commencé l’écriture du film, je ne savais pas combien allait durer le vent de liberté, qui soufflait sur le pays depuis le 14 janvier 2011. D’ailleurs pendant la préparation d’ « A peine j’ouvre les yeux », la justice post révolutionnaire n’a pas arrêté de harceler les rappeurs, tels Weld El 15, Klay BBJ, Kafon et de poursuivre certains jeunes blogueurs pour consommation de cannabis. On continuait à s’en prendre aux jeunes qui ouvrent la bouche. Malheureusement, le film n’est pas qu’historique. Il parle aussi du présent !
Justement, les jeunes tunisiens remplissent le film de leur rébellion et de leur énergie créative. Vouliez-vous rendre hommage à cette catégorie sociale, qui a joué un rôle important dans la prise en charge du mouvement révolutionnaire ?
-Je voulais que la jeunesse et son énergie soient au cœur du film et au cœur de tous mes choix artistiques : le casting, la musique, le montage, la manière de filmer. Pour moi « A peine… » parle en vérité du processus de destruction de cette énergie. D’ailleurs, au départ le rythme et le ton du film sont assez toniques, assez saccadés, comme les désirs et les rêves de cette troupe de jeunes musiciens. Puis, ils ralentissent, et l’énergie du début disparait petit à petit. Farah, le personnage principal, affronte trois niveaux de contrôle de la liberté qui l’anime. Le premier se situe dans sa famille ; elle arrive à le dépasser. Le second, dans le regard posé sur elle par la société ; elle est assez forte pour le transgresser. Le troisième émane du système policier du pays, et lui réussit à cabrer son élan et à la faire taire.
Leyla Bouzid
Comment est née l’idée d’intégrer la chanson dans l’histoire du film ?
-A la naissance du projet, j’ai pensé que Farah pouvait représenter une blogueuse. Une idée que ne m’a pas semblé, par la suite, très cinématographique. Très vite est venue alors l’élément de la musique et du chant, d’autant plus qu’une chanson se propage rapidement. Le pouvoir la craint car il lui est difficile de la contrôler et de la brimer. D’autre part, le rock incarne à merveille l’énergie que je voulais évoquer.
Pensez-vous que les Tunisiens ont tendance à oublier aujourd’hui ce passé de la peur, de la censure et du quadrillage policier de la ville ? Que peut le cinéma contre l’oubli ?
- Effectivement, j’estime que les Tunisiens ne font assez de travail autour de l’histoire et de la mémoire. Ils sont tournés vers l’avenir, ce qui peut être considéré comme positif. Je pense, toutefois, que l’art, le cinéma, l’éducation et le travail des historiens permettent de garder la conscience des enjeux, des revendications et des objectifs des événements révolutionnaires, qui ont bouleversé l’histoire de notre pays. Pendant le tournage, j’ai remarqué que beaucoup avaient déjà oublié ce que c’était de vivre sous Ben Ali. Quand je disais aux figurants : « là, il y a un silence lourd », parce que sous Ben Ali on ne pouvait pas entendre de telles choses sans avoir peur, certains avaient du mal à le reconstituer. Les gens ont perdu leurs réflexes de l’époque et la mémoire de l’étouffement et de la paranoïa. Comme si c’était vraiment derrière nous. La fiction a le pouvoir de marquer les gens et d’imprégner leur mémoire à propos de ces sujets graves grâce à l’émotion.
Vous filmez une scène de torture psychologique affligée par la police politique à la jeune chanteuse. Sur quelle base avez-vous construit cet épisode du film ?
-Il y a beaucoup plus de personnes qu’ont le croit en Tunisie ayant subi une scène similaire ! J’ai choisi de montrer la torture psychologique, pour rappeler comment on détruisait la volonté des jeunes et imposait le silence aux Tunisiens. Dans le film on voit le policier évoquer la vie privée de Farah, la menacer de prison…on joue sur plusieurs tableaux pour terroriser. La scène était très écrite, je l’ai construite sur la base de plusieurs témoignages. D’ailleurs le garçon qui joue le rôle du tortionnaire, un technicien de l’équipe du film et qui n’est pas acteur professionnel, a vécu le même épisode dramatique dans un poste de police alors qu’il comptait tourner un documentaire sur la main mise d’un des gendres de Ben Ali sur des terrains à la Goulette, dans la banlieue nord de Tunis.
Comment évaluez-vous la situation de la liberté d’expression et de création en Tunisie aujourd’hui ? Le retour vers ce passé de la répression de la parole est-il toujours possible ?
-Je pense que nous sommes dans une période de bras de fer entre différentes forces : certaines nous tirent vers le haut et d’autres vers le bas. Le travail visant à définir nos droits et libertés et à les imposer est encore long. Oui, la liberté d’expression est menacée. Malheureusement aussi, combattre le terrorisme peut souvent servir de prétexte pour réduire les libertés !