Artiste à l’honneur de la 15e édition du Festival international du film et forum sur les droits humains (FIFDH) de Genève, le réalisateur franco-cambodgien Rithy Panh a construit une installation qui prolonge son dernier film Exil. Un rappel essentiel de ce qui fonde notre humanité.
«La pureté ou la mort. Mais la pureté, c’est la mort». Ce commentaire du narrateur d’Exil - les mots de Rithy Panh mixés par son complice, l’écrivain Christophe Bataille - pointe le non choix présenté aux Cambodgiens par le régime maoïste de Pol Pot dès sa prise du pouvoir le 17 avril 1975.
«Nous – les deux millions d’habitants de Phnom Penh – avons été déportés en quelques jours dans les campagnes, un épisode encore trop peu étudié. C’était un premier déracinement, un premier exil», me raconte Rithy Panh, invité d’honneur du FIFDH .
Un premier exil suivi d’un autre, intérieur: «A partir du moment où les gens sont interdits de parler entre eux, de voyager, de vivre en famille par un régime cherchant à imposer un collectivisme niant toute individualité, les gens s’exilent dans leur propre histoire. C’est la seule richesse qui reste, le seul moyen de préserver ce qu’on est. On s’accroche à des souvenirs, un objet. Des gens ont pris le risque extraordinaire de cacher des photos et d’autres sont morts pour ça. Même le peuple de base privilégié par les maoïstes - les paysans - devait cacher ses photos, sa statue de Bouddha et prier en cachette.»
Avec Exil, Rithy Panh montre cet exil intérieur. Sans pathos, mais avec l’émotion à fleur d’image. Le film prend des allures de rêve éveillé dans une réalité cauchemardesque, des images que le réalisateur est allé puiser au fond de lui-même, lui qui enfant fut un des déportés de Phnom Penh.
Pour échapper à l’horreur quotidienne, Rithy Panh plongeait ses yeux dans le firmament: «En regardant le ciel naissait en moi une sorte de nostalgie, de poésie. L’imagination se met en marche. Elle libère et protège. Le régime de Pol Pot était une machine à écraser qui surveillait chacun nuit et jour. Mais on ne peut pas détruire totalement un être humain. Même si la personne est exécutée, il reste toujours une trace de sa pensée quelque part, transmise à une autre.»
C’est l’œuvre même de Rithy Panh - films et livres - que de retrouver ces traces en lui-même et chez les autres. Pour ce faire, il a d’ailleurs aussi cofondé le centre Bophana, qui collecte et met en valeur la mémoire audio-visuelle du Cambodge.
C’est le sens aussi de l’installation Exils construite dans la cour du théâtre Pitoëff, le quartier général du FIFDH. Rithy Panh l’a conçue comme un prolongement, un écho de son film qui résonne dans l’actualité, celle des millions de personnes fuyant les guerres, en particulier celle de Syrie et qui trouvent porte quasiment close en Europe et au Etats-Unis.
«J’ai essayé d’éviter le misérabilisme, commente Rithy Panh, pour montrer comment les gens se battent pour survivre, pour conserver leur dignité et donner un avenir à leurs enfants. Certaines des photos exposées ont souvent circulé dans les médias. Ici, on peut prendre le temps de les regarder et d’essayer de sentir, de comprendre le destin de ces migrants, de ces réfugiés et la manière dont ils sont traités. L’art ne change pas le monde. Mais il peut aider à y voir plus clair et changer la perception qu’on en a.»
Car l’aveuglement persiste. Rithy Panh l’évoque dans son film en montrant les articles exaltés de Libération ou du Monde en faveur du régime polpotiste: «Peu de monde à gauche reconnait pleinement la réalité totalitaire du communisme historique. Il y a même une tentation à revenir à l’égalité parfaite voulue par cette idéologie. Souvent les gens de gauche s’enferment dans le dogme, dans une idéologie aussi carrée qu’à l’époque.»
La violence économique et le voile populiste
L'aveuglement persiste chez les promoteurs de l’ultra-libéralisme, une idéologie aussi destructrice que les révolutions rouges d’hier, selon Rithy Panh: «Quant au libéralisme tel qu’il est porté aujourd’hui, il ne peut ignorer les faibles, les laissés pour compte, sans glisser vers le totalitarisme. La violence économique existe. Elle fait plus de dégât que les guerres, mais elle ne se voit pas.»
Et gare à celles et ceux qui veulent en échapper: «On vit dans un monde global. Mais toi, l’immigré, tu ne dois pas venir chez moi, alors que moi, l’expat, je peux venir m’enrichir chez toi.»
D’où la question pressante de Rithy Panh, issu d’un pays colonisé: «Quand est-ce que la pensée européenne est forte? Quand elle s’ouvre pour le bien commun, qu’elle se montre généreuse. Si on abandonne ces principes nés dans la Grèce antique et développés depuis le siècle des Lumières, la déshumanisation est en marche. Sauf à devenir totalitaire, on ne peut pas verrouiller les frontières.»
Autre interrogation du réalisateur: «Pourquoi demande-t-on aux migrants de s’assimiler à une autre civilisation? On peut appartenir à plusieurs cultures. Je peux naître au Cambodge, parler le khmer et devenir français, y accomplir mes devoirs de citoyen et m’imprégner de sa culture. Pourquoi devoir abandonner une part de soi-même au profit d’une autre ? Ce faisant, on crée d’autres violences.»
Et nous y sommes: «Avec la montée des populismes, avec un président comme Donald Trump, tout est remis en cause. A partir du moment où l’ultralibéralisme continue de s’imposer avec un désengagement de l’Etat, les plus faibles meurent. Une civilisation existe quand les forts aident les faibles et qu’ils ont une place reconnue dans une société. Comme l’ont montré les nazis, une exclusion en entraine toujours une autre. Et pour finir, on sombre dans l’anti-civilisation.»Dans la vie, comme dans ses œuvres, Rithy Panh ne sombre pas pour autant dans la morosité: «Plus on cherche à nous détruire, plus il faut tendre vers la créativité, la poésie. Je ne suis pas seulement un survivant. J’ai la capacité de faire un film. Mais cette créativité peut aussi habiter un artisan-boulanger qui se remet à faire du bon pain.»
Cet article a été publié par swissinfo.ch