La Cour pénale internationale (CPI) doit décider, le 24 mars, quelles réparations allouer aux victimes de Germain Katanga. L’ancien milicien congolais a été reconnu coupable de crimes contre l’humanité en 2014, et condamné à 12 ans de prison. A ce jour, la Cour n’a rendu qu’une seule décision, partielle, de réparations en faveur des victimes de Thomas Lubanga. Conseillère juridique de l’Open Society à La Haye, Mariana Pena explique pour JusticeInfo.net quelle est lanplace des victimes devant la Cour.
Mariana Pena Conseillère juridique d'Open Society
JusticeInfo.net : Quel bilan faites-vous de la participation des victimes dans les procès de la CPI ?
Mariana Pena : Au départ, en 2002, la Cour craignait que les victimes se présentent massivement pour participer aux procès. Il fallait pouvoir y faire face. On a donc créé des procédures, assez compliquées, même si elles sont simplifiées aujourd’hui. Mais du coup, les victimes deviennent des documents, des formulaires, des chiffres. On oublie leur personnalité. Pour ceux qui sont ici à La Haye, il est dès lors difficile de comprendre précisément qui sont ceux qui sont derrière ces numéros [à la Cour, chaque victime est désignée par un pseudonyme sous forme de code], qui sont vraiment ces victimes. Concernant leur représentation au procès, le premier constat que l’on peut faire, c’est que les affaires limitent les possibilités, pour les victimes, de participer. Les affaires sont restreintes, elles ne visent qu’un nombre limité d’accusés, et les charges portées contre eux sont circonscrites à certains crimes. Or cela a un impact pour les victimes. La participation est liée aux charges et lorsque les charges sont limitées, cela limite de fait cette participation. [ce sont les juges qui décident d’admettre ou non les victimes dans une affaire, et elles doivent démontrer qu’elles ont été directement victimes des crimes de l’accusé]. Si on prend par exemple l’affaire Lubanga. Il a été poursuivi pour l’enrôlement d’enfants de moins de 15 ans dans sa milice, l’UPC [Union des patriotes congolais]. Mais il y a de très nombreuses victimes des attaques de l’UPC. Alors elles disaient : ‘si Lubanga a utilisé des enfants-soldats pour nous attaquer, nous sommes les victimes indirectes de leur enrôlement’. Mais la Cour a refusé de l’entendre, elle a refusé leur participation.
Dans l’affaire Lubanga, les victimes ont néanmoins pu demander aux juges d’ajouter des charges, notamment de crimes sexuels, contre l’accusé. Elles ont néanmoins été déboutées par les juges, qu’en pensez-vous ?
Cette Cour, ouverte aux victimes, ne leur donne pas la possibilité d’influer sur les charges. Et du coup, la porte est fermée pour un grand nombre d’entre elles. Il faudrait que les victimes puissent avoir une marge de manœuvre plus grande au stade préliminaire, à l’étape de la confirmation des charges [procédure de mise en accusation d’un suspect]. Car au stade du procès, elles sont de fait limitées aux choix du procureur.
Les victimes peuvent-elles choisir leurs avocats ? On observe que certaines victimes sont représentées par des avocats extérieurs, et d’autres par des fonctionnaires du Bureau des victimes de la Cour. Comment l’expliquez-vous ?
Il n’y a pas de procédure unique pour la représentation légale. La question de la représentation interne ou externe est encore en débat, et c’est une question sensible. La Cour a adopté des décisions différentes selon les procès, y compris sur le choix de l’avocat. Au début, c’étaient des avocats extérieurs qui représentaient les victimes, et au fur et à mesure ou la Cour a avancé dans les affaires, le bureau des victimes a pris plus d’importance. Je pense que c’est lié au fait que la Cour se focalise trop sur ce qu’il se passe à La Haye et ne porte pas assez d’attention sur ce qu’il se passe sur place. Le fait que la Cour se concentre sur La Haye peut expliquer cette tendance à désigner des représentants au sein du bureau des victimes, parce qu’ils ont une expérience des procédures, ils connaissent les textes, la jurisprudence de la Cour, ils savent comment ça marche. C’est dès lors plus facile pour la chambre d’avoir un avocat qui est plutôt prévisible dans ce qu’il fait. Un avocat externe n’aura pas la même connaissance des textes, mais il aura une perspective différente, la perspective de quelqu’un qui est à l’extérieur de la Cour. Participer veut dire vraiment participer, ce n’est pas simplement la signature, par un avocat, d’un document déposé à La Haye. C’est la dynamique sur place qui compte. Le fait qu’une victime soit informée, qu’elle puisse donner un avis, qu’elle puisse avoir un certain contrôle est important. Important pour après, pouvoir également retrouver un certain pouvoir dans d’autres contextes de sa vie, dans sa communauté, sinon, cela sert à quoi ? La participation devrait aider les victimes à renforcer leur rôle dans la société de leur pays. A aller devant des juges et faire valoir leurs droits hors de la Cour. C’est comme cela que je vois la réparation pour les victimes, c’est tout un contexte dont il faut tenir compte. Mais aujourd’hui, la procédure ne renforce pas les victimes. C’est une procédure d’attente, où les victimes sont passives.
Certains avocats reprochent au bureau des victimes d’agir comme une sorte de « procureur bis », qu’en pensez-vous ?
Des avocats qui passent plus de temps à La Haye, à la Cour et dans la salle d’audience, ont une vision très limitée de ce qu’il se passe sur place. Ils ont tendance à travailler sur la base de documents. Mais c’est vraiment cette interaction avec les victimes qui permet de trouver cet intérêt précis et différent de celui du procureur et cette valeur ajoutée dans les procédures. S’il n’y a pas cela, un représentant des victimes peut avoir une fonction beaucoup plus proche de celle d’un procureur.
Le procureur s’exprime souvent au nom des victimes. Est-ce son rôle ?
Ce sont des techniques oratoires. Il n’y a pas seulement le procureur, on le voit aussi dans les communiqués de presse ou dans les déclarations des acteurs de la Cour. C’est une Cour qui est encore en train de s’affirmer, de rappeler son importance. Et se rappeler des victimes est une façon de s’affirmer. Le bureau du procureur peut aussi représenter l’intérêt des victimes, mais il y a aussi d’autres intérêts qui ne sont pas toujours liés à ceux des victimes, comme la coopération avec les Etats, la volonté d’obtenir rapidement une condamnation, notamment en limitant les charges. Ce n’est pas au procureur de requérir au nom des victimes. Je dirai qu’il doit plutôt le faire au nom de la communauté internationale.
Comment expliquez-vous les lenteurs des procédures en réparation ?
Il devient difficile de parler d’un temps raisonnable 14 ans après les faits. Ce sont les premières affaires et il faut que la Cour apprenne à travailler avec ces procédures toutes nouvelles, mais malheureusement, ce sont les victimes qui en paient le prix. On pourrait imaginer qu’avant même la condamnation, la Cour commence, par exemple, à évaluer les dommages subis, réunir les preuves.
Dans l’affaire Lubanga, les avocats des victimes ont exprimé leur déception de se voir attribuer des réparations collectives. Qu’en pensez-vous ?
La Cour n’est pas toujours en mesure d’offrir des réparations individuelles. Dans l’affaire Katanga, les avocats ont pu rencontrer les victimes, connaitre leur avis, leurs préférences. Et elles ont expliqué qu’elles ne souhaitaient pas de réparations collectives, car beaucoup de projets existent déjà, qui n’ont pas profité aux victimes et qui ont aussi entraîné des disputes dans la communauté. Je crois que tout dépend du contexte. Concernant Al Mahdi [Ahmed Al Mahdi a été condamné, en 2016, à 9 ans de prison pour crimes de guerre au nord du Mali], les charges étaient limitées à la destruction des Mausolées de Tombouctou. Là, on peut considérer que des réparations collectives sont possibles Ce serait alors des réparations collectives, pour un dommage collectif. Mais c’est évidemment plus complexe lorsqu’il s’agit d’attribuer des réparations collectives pour un dommage individuel. Et pour la Cour, il s’agit de prendre en compte les demandes individuelles, tout en tenant compte des fonds limités, ce n’est évidemment pas facile. Il y a un juste équilibre à trouver entre les réparations liées aux faits, et la vie actuelle de la victime, 15 ans après les faits.
Les ONG ont donné beaucoup d’espoir aux victimes concernant la Cour. Percevez-vous des déceptions, aujourd’hui ?
En RDC [République démocratique du Congo], on a perçu des déceptions à tous les niveaux. Aujourd’hui, lorsque je me rends quelque part, j’explique que la Cour est une option parmi d’autres pour obtenir justice, mais que cela ne peut pas être le seul espoir. Les avocats des victimes sont aussi confrontés à ces déceptions. Mais que la justice soit rendue devant cette institution ou devant une autre, ce qui compte, c’est qu’elle passe. Nous regardons la justice internationale comme quelque chose qui va bien au-delà de la Cour.