Il y a quelques années, les images satellitaires étaient perçues comme une percée technologique décisive pour démontrer la réalité des crimes de guerre. Des massacres de Srebrenica à ceux du Soudan, les images satellites apportèrent des confirmations essentielles sur ces exactions. Mais ceux qui violent les droits de l’homme en ont désormais tiré les leçons et sont en train d’élaborer des parades.
Lorsqu’en juillet 1995, des troupes bosno-serbes tuèrent quelques 8.000 Musulmans dans l’enclave de Srebrenica, les photos récoltées par les satellites des services secrets américains mirent en pièce les dénégations des nationalistes bosno-serbes : prisonniers debout avant leur exécution, terre fraichement travaillée indiquant l’emplacement de fosses communes : impossible dès lors de nier l’évidence du plus grand massacre commis en Europe depuis la deuxième guerre mondiale. Ces photos satellites furent les premières à être utilisées comme éléments de preuves par une juridiction internationale, le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY), afin de poursuivre les généraux bosno-serbes Kristic et Mladic.
Depuis ce précédent, les Nations unies, Human Rights Watch, Amnesty International, UNOSAT, The Signal Project de Harvard Humanitarian Initiative, AAAS et d’autres organisations ont développé l’imagerie satellitaire pour dénoncer les crimes de guerre, que ce soit les destructions de villages au nord du Nigéria par Boko Haram, ou d’autres encore en Ethiopie et en Erythrée, ainsi qu’au Darfur (Soudan). Sans nul doute, si le président soudanais, Omar el Bashir, inculpé par la Cour pénale internationale (CPI) pour acte de génocide, venait un jour à comparaître, le bureau du procureur utiliserait des photos satellitaires pour montrer les destructions opérées par ses soldats ou leurs auxiliaires Janjaweed. Devant la Cour internationale de justice, la Géorgie et la Russie s’accusent mutuellement de crimes de guerre et utilisent des photos satellitaires pour justifier leurs allégations.
La technologie satellitaire serait-elle donc l’arme fatale pour épingler les auteurs de crimes de masse ? La réponse est plus que nuancée, car de multiples facteurs limitent l’efficacité de la surveillance satellitaire : la présence de nuages ou de forêts où des crimes se déroulent, le coût élevé des clichés par des satellites commerciaux, même si des rabais sont accordés aux ONG de droits de l’homme, la nécessité encore d’avoir des sources humaines au sol pour marquer le territoire à surveiller du ciel et enrichir les informations récoltées, le manque d’analystes capable de « lire » et d’interpréter les images et l’absence encore de protocole et de méthodologie standardisés admis par les tribunaux. De fait, les juges ont besoin d’un témoin expert pour expliquer les clichés satellitaires, car ceux-ci ne sont pas suffisamment explicites par eux-mêmes. A l’heure actuelle, selon les juridictions internationales, les images satellitaires ne constituent pas en elles-mêmes une preuve suffisante des crimes commis, même si elles représentent cependant un élément clef pour corroborer des accusations.
Image du village d'Idlib, en Syrie, où 22 enfants et 6 professeurs furent tués le 27 octobre 2016 (Ministère russe de la défense montrée sur RT, 27.10.2016)
Les contre-stratégies des Etats
Les Etats, surtout ceux qui disposent de fortes capacités technologiques ont parfaitement compris le danger des images qui, prises depuis l’espace, se moquent des frontières et pourraient épingler des combattants suspectés d’avoir commis des crimes de guerre. Ils ont donc développé des contre-stratégies, en recourant eux-mêmes à la technologie satellitaire et aux drones afin de manipuler l’information. C’est ce qu’explique Josh Lyons, l’un des meilleurs experts dans l’analyse des images. Depuis 2012, Josh Lyons travaille pour Human Rights Watch (HRW). Il s’est notamment intéressé à la destruction de l’école d’Idlib en Syrie en octobre 2016, qui causa la mort de vingt-deux enfants et de six professeurs. La chaîne Russian Television affirmait, images de drones à l’appui, que vu l’absence tant de dommages sur le toit de l’école que de cratère, l’aviation russe n’avait pas attaqué cette école, contrairement à ce qu’affirmaient les casques blancs et HRW.
Après de patiente analyses corroborées par des informations de personnes sur place, Josh Lyons a démontré que l’aviation russe – la seule à survoler ce territoire - avait largué une bombe munie d’un parachute qui a explosé à trois mètres du sol, c’est-à-dire sans endommager le toit de l’école ni provoquer de cratère. Un travail méticuleux d’analyse, mais presque vain, note Josh Lyons : « Il m’a fallu une semaine de travail, alors qu’entretemps l’intérêt médiatique s’était déplacé ailleurs ».
Dans la guerre de l’information que se livrent tous les protagonistes, les règles du jeu sont en train de changer. Pendant quelques années, les très grandes organisations de défense des droits de l’homme avaient pris l’ascendant technologique grâce aux images satellitaires. Les gouvernements qui en ont les capacités – et il ne s’agit pas seulement de la Russie – utilisent la technologie pour faire triompher leur narratif dans l’espace public et jeter le trouble. Du manque d’images, nous sommes passés au trop plein d’images. A l’heure des fake news et autres « réalités alternatives », cette guerre des récits sur les crimes de guerre s’étend désormais aux images venues du ciel.