Le 17 novembre 2016 s'ouvraient, en Tunisie, les auditions publiques de l’Instance vérité et dignité(IVD) pour faire la lumière sur près de soixante ans de violations. Sur les vingt séances prévues, dix ont déjà eu lieu. Bilan de mi parcours.
En Tunisie, l’ouverture officielle des audiences dans un luxueux club privé appartenant à l’ancienne première dame, Leyla Trabelsi Ben Ali, va démentir les accusations d’inertie de l’IVD, avancées par les dirigeants de Nida Tounes, le parti actuellement au pouvoir, fondé par Béji Caied Essbsi, la majorité des médias locaux et des réseaux politico-financiers restés fidèles à l’ancien président Ben Ali. Pour arriver à cette étape, la commission vérité a auparavant reçu 62 000 dossiers de victimes, écouté, dans toutes les régions du pays et sur plusieurs mois, 11 000 victimes, à huis-clos, fait des investigations sur des centaines de cas, parmi lesquels quelques tortionnaires, dressé un mapping des violations où 32 atteintes des droits de l’homme ont été identifiées. Des violations perpétrées lors de 18 grandes crises politiques, identifiées par les équipes de chercheurs de l’Instance, dont les tentatives de coups d’Etat de 1962, 1980 et 1987, la confrontation avec les islamistes, avec la gauche, avec les syndicalistes, le long des années, la révolte du pain de 1984, le soulèvement du bassin minier de Gafsa en 2008, la période de la révolution tunisienne, les assassinats politiques de 2013 et les attentats terroristes post 14 janvier 2011.
« Nous voulons traiter, non pas par l’amnésie mais par la mémoire, toutes ces violences faites aux victimes de la part d’agents de l’Etat, au nom de l’Etat et pour une raison d’Etat », affirme Sihem Bensedrine, présidente de l'IVD.
Des vies brisées par le système
Les récits sont plus poignants les uns que les autres. Femmes islamistes, objets de tortures, de violences sexuelles, de privations économiques et de contrôle administratif non stop, mères de « martyrs » de la révolution tunisienne évoquant la mort sous les balles de leurs fils manifestant pacifiquement dans les régions enclavées, à Regueb, à Kasserine, à Tala et à Tunis, frères de militants de gauche ou de droite témoignant d’une autopsie de leur proche falsifiée par les autorités pour camoufler un décès sous la torture…Une épouse d’un disparu en 1991 avouera comment l’Etat a refusé, des années durant, la reconnaissance d’un homicide volontaire entretenant son espoir de retour de l’absent. Un ancien diplomate viendra raconter comment, en 2007, il a été démis de ses fonctions et mis sur le banc des accusés pour avoir refusé de cautionner les opérations douteuses de trafic et de blanchiment d’argent de Jalila Trabelsi, sœur de Leila Trabelsi Ben Ali alors qu’il était ambassadeur de Tunisie aux Emirats Arabes Unis. Mohamed Imed Trabelsi, le neveu préféré de Leila Trabelsi Ben Ali, fera des aveux fracassants qui dévoileront les circuits, les acteurs, les mécanismes et les failles juridiques et institutionnelles qui autorisent clientélisme, affairisme et différentes pratiques frauduleuses.
Reviennent en boucle les mêmes souffrances, que l’on soit de gauche ou de droite, syndicaliste, ou militaire, femme ou homme. Des familles se délitent. Des vies s’assombrissent. Des traumatismes et des cauchemars se poursuivent. Un sentiment de culpabilité et de honte des Tunisiens se déclare, notamment lors des premières audiences, à travers les réseaux sociaux.
« Il s’agit de crimes de système. Ils démontrent jusqu'à quel point des institutions de l’Etat dans les domaines de la santé, de l’éducation, de la sécurité, de la justice et de l’information ont été mises au service de desseins abjects, devenant ainsi des instruments au service du despotisme et de la répression », fait remarquer la présidente de l’IVD, Sihem Bensedrine.
Le silence des tortionnaires
Si le silence assourdissant des tortionnaires persiste, aucun d’eux n’est passé devant l’Instance vérité et dignité, Sihem Ben Sedrine accuse l’Etat de « bloquer le travail de l’IVD ». Les médias, eux, sont passés du dénigrement de la présidente et de ses choix des victimes témoignant lors des audiences publiques -« pour leur majorité islamistes » reprochent-ils- à une indifférence forcée. De quatre télévisions diffusant au début en direct les auditions, seule la chaine nationale continue à passer ce programme.
Une controverse est née le 24 mars dernier à la suite de la séance consacrée à la répression qui a frappé les « youssefistes », les premiers opposants de Bourguiba, dès l’année 1955. L’IVD a été largement critiquée notamment par un groupe d’historiens tunisiens, qui lui ont reproché de « vouloir réécrire l’histoire ». Pour Souhayr Belhassen, l’ex présidence de la Fédération internationale des droits de l’homme (FIDH) et co auteure d’une excellente biographie de Bourguiba publiée en 1989, l’IVD a outrepassé son rôle et manqué alors « de la neutralité et de l’objectivité, qui lui sont demandées ».
Revenant au contenu de l’audition du 24 mars, elle explique : « A aucun moment, on n’évoque la guerre civile, qu’a entrainée la crise entre les deux chefs, qui étaient déterminés à se détruire, Bourguiba et Ben Youssef. Une vraie guerre civile, avec des assassinats, des enlèvements et des milices des deux côtés ».
Entre déni des violations passées et tumultueuses relations Etat-IVD, la Tunisie semble encore loin de l’esprit de la « réconciliation » recherché par sa loi sur la justice transitionnelle.