Le 13 août le président Béji Caied Essebsi propose d’en finir avec la règle de l’inégalité successorale en Tunisie. Professeure de droit public, militante féministe de la première heure et vice présidente de la Fédération internationale des droits de l’homme (FIDH), Hafidha Chekir répond à ceux qui s’insurgent contre la dernière annonce de Béji Caied Essebsi.
JusticeInfo.net La question de l’inégalité successorale est longtemps restée tabou en Tunisie. Pourquoi à votre avis ?
Professeure Hafida Chekir : Cette question fait partie des sujets dont on ne parle pas parce que pendant très longtemps nous avons eu en Tunisie un récit d’un féminisme d’Etat, qui considérait que les dirigeants politiques ont réalisé « la révolution de la femme », « la révolution l’égalité ». Et c’est à partir du moment où le mouvement féministe indépendant est arrivé dans les années 80 qu’il a opposé à ce récit officiel un discours alternatif. Pour la première fois, on a assisté à des débats où on s’attachait au Code du statut personnel tout en proclamant ses limites. Nous estimions que si on voulait consacrer une égalité totale entre les hommes et les femmes on devait revisiter ce code qui reste encore discriminatoire selon plusieurs de ses dispositions. Puisque le mari est toujours, et jusqu'à aujourd’hui, considéré comme le « chef de famille », la dot représente encore « la condition de la validité du mariage » et l’héritage est toujours partagé d’une façon inégalitaire entre les deux sexes, les hommes bénéficiant de la règle du double. Je pense que toutes les actions qui ont été menées depuis la fin des années 90 révèlent une certaine prise de conscience de la part des autorités et de la population tunisienne. Les mentalités changent et plusieurs familles font fi de la loi et accordent à leurs filles les mêmes droits successoraux qu’a leurs fils, quelque soit leur appartenance idéologique. La campagne internationale pour l’égalité totale entre les deux sexes a également joué un rôle fondamental pour lever le tabou sur ce sujet.
Cette initiative du président de la République aurait-elle été possible sans que la Tunisie soit passée par une révolution et sans que sa constitution, adoptée en 2014, n’insiste sur l’égalité entre les hommes et les femmes ?
-J’estime que si on veut être conséquent avec « la Révolution de la dignité » on ne peut pas maintenir les discriminations dans la législation. Si on est arrivé à consacrer l’égalité entre les citoyens et les citoyennes dans l’article 21 de la nouvelle constitution et que la loi fondamentale engage l’Etat à garantir les droits privés et publics des Tunisiens et des Tunisiennes il faudra aller jusqu’au bout de cette logique. Car pour pouvoir s’appliquer au quotidien une constitution a besoin d’être rendue effective. Comment arriver à cet objectif sinon par la révision des lois qui restent encore inégalitaires ? Ces dispositions deviennent alors automatiquement inconstitutionnelles. D’ailleurs plusieurs articles du Code du statut personnel sont aujourd’hui inconstitutionnels, dont ceux sur l’héritage. Et puis comment réaliser une démocratie égalitaire tout en gardant des dispositions discriminatoires envers les femmes soit disant en se fondant sur la sacralité de la religion et surtout sur l’article 1er de la constitution qui stipule : « La Tunisie est un Etat libre, indépendant et souverain, sa religion est l'Islam »? La Tunisie n’est pas un Etat religieux comme l’affirme certains en recourant à cet article, puisque l’Etat, selon l’article 6 de la loi fondamentale reconnait et garantit la liberté de culte et de conscience de tous ses citoyens. On oublie aussi souvent qu’en Tunisie, contrairement à d’autres pays arabo-musulmans, ni le Coran, ni la sunna [ tradition qui fonde la jurisprudence islamique], ne sont les sources principales du droit. On oublie également l’article 2 de notre constitution qui dit : « La Tunisie est un Etat civil, fondé sur la suprématie de la loi ». Aujourd’hui, en plus de la symbiose à trouver entre la constitution et les lois internes, il faudrait harmonier entre les dispositions spéciales des conventions internationales ratifiées par la Tunisie, dont la Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes, et la législation tunisienne. D’ailleurs selon un les principes du droit, les dispositions spéciales priment toujours sur les dispositions générales.
A votre avis qu’est ce qui a poussé le président Béji Caied Essebsi à avancer sa proposition d’annuler la circulaire 73 qui interdit aux Tunisiennes de se marier avec des non musulmans et de leur rendre justice en matière d’héritage ?
-A côté de son anticipation sur des lois qui allaient être abrogées, un jour ou l’autre, en accord avec la constitution et les textes internationaux, le président a probablement cherché à répondre aux revendications de la société civile, très attachée à l’égalité dans tous les domaines, y compris à l’égalité successorale. Il a aussi, je pense, voulu manifester sa gratitude aux Tunisiennes, dont un million et demi ont voté pour lui lors des présidentielles de décembre 2014. Mais n’oublions pas que la Tunisie a connu un mouvement réformiste depuis le dix neuvième siècle. Ce geste peut être interprété comme la poursuite d’un processus. Plus proche de nous, trois moments importants marquent l’histoire des femmes tunisiennes. En 1956, le Code du Statut personnel vient comme une conséquence de l’Indépendance et de la modernisation de l’Etat. En 2011, nous obtenons la « parité », une consécration de la révolution. En 2017, l’adoption de la loi contre la violence faite aux femmes est l’aboutissement des luttes des femmes pour la dignité. Nous devons continuer le combat.
Comment expliquez-vous les résistances qui se sont exprimées, notamment sur les réseaux sociaux, face à ce projet ?
Ces réactions révèlent la peur d’un changement des relations au sein de la famille et de la société. Une crainte de heurter de front la division traditionnelle des rôles entre les sexes, de remettre en question la position de suprématie et de prévalence des hommes et la règle du double au profit des maris « chefs de familles ». Parce que nous savons que toutes les lois progressistes ont un impact très important en tant que moteur de changement.
Des femmes aussi s’insurgent contre la proposition du Président. Par quoi l’expliquez-vous ?
- Les femmes ont intériorisé les normes patriarcales. C’est d’ailleurs connu ce sont malheureusement les femmes qui transmettent ces traditions. Encore plus étonnant et aberrant : la gauche tunisienne adhère difficilement à ce projet, taxant ce combat d’ « élitiste », de « bourgeois » et de « peu approprié au moment présent et à ses urgences politiques et économiques ». Alors que les droits humains sont indivisibles. On ne peut pas reconnaitre des droits pour en ignorer d’autres.
Le Président ira-t-il, à votre avis, jusqu’au bout malgré la levée de bouclier contre sa proposition
Il va probablement présenter un projet de loi, ce qui relève de ses prérogatives et le soumettre au parlement. Bien sûr après que la Commission pour les libertés individuelles et de l’égalité qu’il a installée le 13 aout dernier ait présenté ses recommandations à propos de ce sujet. En tant que garant du respect de la constitution, le président doit aller jusqu’au bout de son initiative.
Cette initiative aurait-elle été possible sans que l’on se rende compte à travers la justice transitionnelle et les auditions publiques de l’Instance vérité et dignité à quel point les femmes tunisiennes ont été les égales des hommes face aux violences policières sous le régime du président Ben Ali ?
-Normalement, le couronnement de la justice transitionnelle doit se traduire par des réformes législatives, l’adoption de nouvelles lois et par la création d’institutions qui respectent les droits humains, la justice et l’égalité entre tous. Or, le processus trébuche chez nous. Certes il n’est pas terminé mais il est jalonné d’embuches.