La crise ouverte depuis le mois d’aout en Birmanie – attaque des rebelles musulmans, répression sanglante de l’armée et fuite au Bangladesh de centaines de milliers de Rohingyas – suscite l’indignation dans le monde et les dénégations de la Dame de Rangoon. Fin connaisseur du pays, l’éditeur Matthias Huber prend la défense de la dirigeante birmane.
Les Nations unies ont annoncé ce mercredi préparer un plan d'aide humanitaire au cas où la totalité des Rohingyas de Birmanie se réfugierait au Bangladesh pour fuir les violences. De son coté, la Birmanie a décidé d'entrouvrir aux organisations humanitaires la porte de l'Etat Rakhine, théâtre de violences depuis août qui ont fait fuir près de 500 000 musulmans Rohingyas vers le Bangladesh voisin, submergeant ce pays pauvre d'Asie du Sud-Est. L'ONU considère que les exactions de l'armée birmane et des milices bouddhistes contre cette minorité musulmane relèvent de l'épuration ethnique. Membre de l’association Suisse – Birmanie et éditeur des éditions Olizane, Matthias Huber fréquente le Myanmar depuis 1979. Il nous livre - à titre personnel – son point de vue.
Que reprochez-vous aux réactions de la communauté internationale, des ONG et d’une partie des médias face à la tragédie que vivent les Rohingyas en Birmanie ?
Matthias Huber: Elles présentent souvent cette crise de manière très unilatérale. Les Rohingyas sont présentés comme les seules victimes et les militaires, comme les autres Birmans comme les seuls agresseurs. Or la situation est beaucoup plus complexe que cette vision en noir et blanc.
Mais les exactions de l’armée contre les Royingas sont indéniables.
Bien sûr. L’armée fait preuve d’une grande brutalité. Il y a eu plusieurs centaines de morts et chaque mort est un mort de trop. Mais ce n’est pas un génocide, contrairement à ce qu’a déclaré le président français Macron. Les mots finissent ainsi par n’avoir plus de sens.
On attendrait d’Aung San Suu Kyi qu’elle condamne vigoureusement les exactions de l’armée.
Mais elle est une dirigeante politique et n’a pas les mains libres. Si elle ne s’est pas rendue à New York la semaine dernière à l’occasion de l’assemblée générale de l’ONU, c’est qu’elle avait probablement peur d’être destituée par l’armée pendant son absence.
A quand remonte ses affrontements entre Rohingyas et Birmans ?
Les problèmes d’aujourd’hui prennent leur source dans la période coloniale. Des pogroms anti-musulmans se sont produits dès ce moment. A cette époque, une partie des Musulmans étaient plus dynamiques économiquement que les birmans qui sont essentiellement des agriculteurs, alors que les musulmans d’origines indiennes tenaient le grand commerce, donc une bonne partie de l’économie. De quoi alimenter les tensions. Quant aux Rohingyas, ils prétendent être une ethnie présente sur le territoire birman depuis la nuit des temps, avant même l’arrivée des Birmans. Ce qui est historiquement faux. Dans sa grande majorité, cette ethnie était établie dans la région de Cox’s Bazar (NDLR une ville située à l’extrême sud-est du Bangladesh, à la frontière de la Birmanie) jusqu’il y a 200 ans. Elle a été amenée par les colons britanniques, après la première guerre anglo-birmane de 1826. La région de l’Arakan qu’ils venaient d’annexer manquait en effet de main-d’œuvre pour cultiver les rizières. Cela n’enlève rien au fait que les Rohingyas ont le droit d’être reconnu comme des citoyens de plein droit de la Birmanie. Mais les Rohingyas continuent d’affirmer qu’ils sont là depuis toujours. Ce qui énerve les Birmans qui n’ont pas oublié non plus leurs velléités sécessionnistes durant et après la Deuxième guerre mondiale.
Les Rohingya sont-ils la seule minorité musulmane de Birmanie ?
Non. Les Rohingyas viennent du Bangladesh voisin, tandis que les autres musulmans du pays viennent du sud de l’Inde, également amenés par les Britanniques. Il y a également eu des tensions entre ces musulmans venus d’Inde et les bouddhistes du centre de la Birmanie, même si elles sont moins aigues que dans l’Arkana. Beaucoup de ces musulmans sont d’ailleurs inquiets de la situation et se désolidarisent du mouvement des Rohingyas. En effet, l’agression du mois d’août par l'Arkana Rohingya Salvation Army ( NDLR ARSA, un groupe armé récemment constitué qui assure ne vouloir que protéger les musulmans rohingyas) qui a attaqué plusieurs postes de la police birmane (NDLR entrainant une répression massive et sanglante de l’armée et la fuite de centaines de milliers de personnes au Bangladesh ou dans les villes birmanes ) laisse craindre une influence croissante des groupes armés djihadistes pour torpiller toute mesure d’apaisement. Le 23 aout, l’ancien secrétaire général de l’ONU Kofi Annan, président de la Commission consultative sur l’Etat Rakhine, a présenté son rapport aux autorités birmanes. Le lendemain, Aung San Suu Kyi - cheffe de facto du gouvernement birman - s’est déclarée d’accord avec la plupart des conclusions du rapport, y compris la révision de la loi de 1982 sur la nationalité qui empêche les Rohingyas d’obtenir la nationalité birmane. Et le 25 août, les islamistes ont lancé leurs attaques pour court-circuiter ce programme qui aurait permis d’apaiser la situation et affaiblir le soutien des Rohingyas à l’ARSA. Après les défaites de Daesh en Irak, en Syrie et en Lybie, plusieurs milliers de djihadistes venus de la région sont en train de se replier pour constituer des bases arrière en Asie du Sud-Est, comme à Marawi aux Philippines, au sud de la Thaïlande et maintenant dans la région du sud du Bengladesh et de la Birmanie. (NDLR L’année dernière, l’International Crisis Group a publié un rapport sur l'Arkana Rohingya Salvation Army qui montre les risques de connexions avec des groupes djihadistes. Dans un communiqué du 14 septembre, l’ARSA nie tous liens avec Al Qaïda et le groupe Etat islamique )
Mais Aung San Suu Kyi ne fait-elle pas aussi preuve d’un certain mépris à l’égard des Rohingyas, des gens du petit peuple du point de vue de l’élite à laquelle elle appartient ?
Ce n’est pas exclu, même si son discours se veut très inclusif. Il y a sans doute un complexe de supériorité des Birmans à l’égard des minorités ethniques de Birmanie qui représentent un tiers de la population. Mais la Birmanie est en pleine transition démocratique, un processus qui prendra du temps. Aujourd’hui, l’armée contrôle toujours les trois ministères clés, soit ceux de la défense, des frontières et de l’intérieur. Ce qui permet de verrouiller complétement le pays. Autrement dit, l’armée continue de contrôler le pays, y compris économiquement et par la corruption. Et son agenda n’est pas le même que celui des démocrates.
L’ouverture économique lancée par le précédent gouvernement a donc accentué le fossé entre les villes et les campagnes ?
Absolument. Le précédent gouvernement encore marqué par les militaires a cherché à calmer la rue a ouvert les vannes en direction de la classe moyenne naissante avec de grosses importations de voitures, de scooter et autres téléphones portables. Il a inondé le pays de produits de consommation dont a bénéficié une petite élite urbaine, sans que cela touche les campagnes. De plus, l’ouverture économique n’a pu engendré un développement plus vaste, vu l’absence d’un cadre juridique digne de ce nom. L’absence de cadastre, de code des obligations et autre refroidit nombre d’investisseurs occidentaux.
La Birmanie est-elle prise dans un engrenage infernal ?
C’est un grand risque en tout cas. Il faudrait de gros efforts de part et d’autre pour au moins stabiliser la situation. En suivant les recommandations de la commission Annan, on pourrait arriver à un compromis sur la nationalité. Mais avec des islamistes d’un côté et la petite frange bouddhiste nationaliste et d’extrême droite de l’autre, ce sera difficile. Cela dit, il faut rappeler que le gouvernement d’Aung San Suu Kyi a récemment interdit les mouvements bouddhistes les plus extrémistes. Ces mouvements extrémistes soutiennent l’armée. Mais les élections de 2015 ont montré que leur influence est relativement faible.
Une icône sous pression
La dirigeante birmane Aung San Suu Kyi fait l'objet de pressions diplomatiques accrues après les violences de l’armée à l’encontre des musulmans Rohingyas et la fuite de plusieurs centaines d’entre eux au Bangladesh voisin. Devant le Conseil des droits de l’homme à Genève, le Haut-Commissaire de l'ONU aux droits de l'homme, Zeid Ra'ad Al Hussein, a, lui, évoqué "un exemple classique de nettoyage ethnique". Les défenseurs des droits humains multiplient également les critiques à l’encontre de celle qu’ils ont soutenue durant sa longue résistance à la dictature militaire birmane. Peu loquace depuis le début de la crise, la prix Nobel de la paix a assuré la semaine dernière que la Birmanie était "prête" à organiser le retour des plusieurs centaines de millier de Rohingyas réfugiés au Bangladesh, se disant "profondément désolée" pour les civils "pris au piège" de la crise. Concernant les brutales opérations de l’armée contre cette minorité, la Dame de Rangoon s’est contenté de déclarer: «Les forces de sécurité ont reçu des instructions afin de prendre toutes les mesures pour éviter les dommages collatéraux et que des civils soient blessés" lors de l'opération antiterroriste, affirmant «condamner toutes les violations des droits de l'homme». Pas de quoi calmer la colère des ONG. Dans une tribune parue cette semaine, Manon Schick, présidente de la section suisse d’Amnesty international dénonce: «Très clairement, Aung San Suu Kyi a démontré qu'elle-même et son gouvernement préfèrent fermer les yeux sur les violences qui se déroulent dans l'État d'Arakan, en recourant aux mensonges et en rejetant la faute sur les victimes. Car il existe des preuves accablantes qui montrent que les forces de sécurité birmanes sont engagées dans une véritable campagne de nettoyage ethnique. Les militaires commencent par encercler un village rohingya, tirent sur les habitants qui fuient dans la panique, puis mettent le feu aux maisons. Ce sont des crimes contre l'humanité.»