Dans une lettre ouverte adressée au Conseil supérieur de la magistrature, un groupe de personnalités dénoncent les dérapages récurrents de la justice tunisienne.
Un collectif de cent militants de la société civile et politique composé d’universitaires, d’artistes, de médecins, d’avocats, d’enseigants, d’entrepreneurs, de juristes et d’anciens constituants ont adressé le 5 novembre une « Lettre ouverte au Conseil supérieur de la magistrature (CSM) et à tous les magistrats ».
Ils y rappellent l’âpre bataille déclenchée au moment de l’élaboration de la Constitution de 2014 pour doter les juges d’un pouvoir affranchi de la main mise du politique : « …nous avons fini par «imposer » à la majorité de l’époque qui vous refusait cette qualité, une Constitution qui garantit votre indépendance et permet l’édification d’un État de droit dont vous devez être les garants ». Ils expriment également leur lot de déceptions quant à une justice fonctionnant selon les mêmes schémas et réflexes que pendant la dictature.
Une justice partiale, partisane et corporatiste
Les signataires se réfèrent à des exemples significatifs où la vérité tarde à être révélée par la justice, comme dans le cas des deux assassinats politiques de 2013 au moment de la dangereuse bipolarisation qu’a connue le premier pays du « Printemps arabe ». Relevant des cas d’atteintes à un procès équitable où le juge se détourne totalement de son rôle de garant des procédures et surtout des libertés, les signataires de la lettre s’inquiètent d’une justice en mal d’autonomie. Une justice qui n’a pas fait sa révolution, et qui continue à être « partiale », « partisane » et « corporatiste ».
Ils dénoncent : « …quand les citoyens expriment désormais des craintes de passer devant un tribunal de peur d’être victimes de ces dysfonctionnements et de ces dérives, il n’est pas étonnant que le citoyen tunisien n’ait plus confiance en la justice et se sente abandonné par les juges ».
Parmi les affaires « où les juges n’étaient pas au rendez-vous », comme l’affirme Nadia Chaâbane, constituantes et l’une des initiatrices de ce texte, celui des quatre non-jeûneurs condamnés début juin dernier à un mois de prison ferme pour « outrage public à la pudeur » après avoir mangé dans un jardin en plein mois de ramadan alors que la nouvelle Constitution garantit la liberté de culte pour tous les Tunisiens.
Un baiser, une « une atteinte aux bonnes mœurs »
Un autre dossier juridique a défrayé la chronique ces dernières semaines : « le procès du baiser ». Le 30 septembre Nessim Ouadi, un franco algérien de 33 ans, résidant à Marseille, s’est fait arrêter par la police, alors qu’il était en compagnie de sa copine tunisienne.
Motif de la descente policière : le baiser qu’ils se sont échangés dans la voiture est considéré comme « une atteinte aux bonnes mœurs » et le fait que le jeune homme ait demandé l’immatriculation des policiers l’ayant arrêté afin de pouvoir en référer à son ambassade a été interprété comme un « outrage à un fonctionnaire public ». Des charges dont usait et abusait la justice pendant la dictature contre les militants des droits de l’homme et l’opposition à l’ex président Ben Ali. Le verdict tombe trois jours après. Quatre mois et demi de prison ferme pour Nessim et trois mois pour son amie !
« Dans cette affaire plusieurs vices de procédure ont été relevés : Nessim ne comprenant pas l’arabe n’a pas eu accès à un interprète, il n’a pas non plus bénéficié de la présence d’un avocat pendant les premières heures de son arrestation, comme le veut la dernière réforme relative au régime de la garde à vue. Si la police résiste aux changements, qui sinon les juges peuvent la pousser à respecter la loi ?», s’interroge Nadia Chaâbane. L’ancienne constituante s’alarme des pratiques répressives de la police à l’égard des jeunes et de la multiplicité des procès contre cette catégorie de la population « supposée à tous les coups coupable ».
Appel au « courage et aux responsabilités des juges »
S’adressant toujours aux juges, les signataires s’insurgent : « S’il est certain que votre rôle est irremplaçable dans la défense des droits et libertés individuelles et dans la protection des citoyens contre toute atteinte aux libertés, agressions ou manipulations, y compris celles émanant des autorités, notamment policières, nous estimons que vous devez éviter d’apparaître […] le bras judiciaire de la police ».
Et même si la justice tunisienne pâtit d’un manque flagrant de moyens et d’une logistique archaïque, ceci ne justifie aucunement selon Nadia Chaâbane que les juges ne recourent point « à leur courage et à leur responsabilité historique pendant cette période charnière de la transition pour faire évoluer la Tunisie vers un Etat de droit ».
Le collectif des 100 personnalités s’est fixé pour premier objectif de suivre l’application de la nouvelle disposition du Code de procédure pénale entrée en vigueur en juin 2016 et selon laquelle toute personne a le droit d’être assistée par un avocat en cas de mise en garde à vue dans un commissariat de police, de la garde nationale ou des douanes.
Saluée par les militants des droits de l’homme au moment de son adoption, cette loi peut en effet réduire la pratique de la torture et de la maltraitance exercées, selon plusieurs enquêtes, dans les postes de police, au stade de l’arrestation. Or, cette disposition du Code pénal fondée sur les valeurs de la Constitution de 2014, reste majoritairement ignorée du grand public et occultée par les agents de sécurité.
« Que vaut donc une réforme si elle n’entre pas dans la pratique ? », conclue Nadia Chaâbane.