La dernière audition publique de l’Instance vérité et dignité (IVD) a été consacrée aux évènements de Siliana de novembre 2012, lorsque des manifestants ont été attaqués à la chevrotine par la police. Une audition qui n’a pas tenu ses promesses quant à la détermination des chaines de responsabilité dans cette affaire.
Après une interruption de quatre mois les auditions publiques de l’IVD, qui semble avoir dépassé sa profonde crise interne de cet été, ont repris le soir du 24 novembre à Tunis. Thème de la dernière audience transmise à partir de 21 h par la chaine de TV nationale : les évènements de Siliana survenus dans cette miséreuse ville du nord ouest tunisien il y a juste cinq ans. Au moment où la Troïka, dirigée par les islamistes du mouvement Ennahda (les islamistes font aujourd’hui partie de la coalition gouvernementale), tenait les rênes du pouvoir.
L’IVD, dont le mandat couvre les atteintes aux droits de l’homme s’étendant sur une période allant de juillet 1955 à décembre 2013, a reçu une plainte collective au nom de « Siliana région victime » et 24 dossiers individuels : 16 demandes d’arbitrage et de réconciliation et 8 dossiers de redevabilité.
Cette dernière audition publique avait été toutefois précédée par un conflit de la commission vérité avec le Tribunal militaire, qui poursuit son instruction de l’affaire de Siliana. La justice militaire s’oppose au projet d’une audience consacrée à Siliana et refuse de céder ce dossier à l’IVD, malgré les demandes insistantes de l’Instance appuyées sur la loi relative à la justice transitionnelle qui lui permet entre autres selon l’article 40 « d’accéder aux affaires en saisine auprès des tribunaux, aux jugements rendus ou aux décisions émises les concernant ».
Plus de 200 victimes tombent
A la fin du mois de novembre 2012, alors que la population était sortie dans la rue manifester son mécontentement face à la persistance du chômage, de la marginalisation et du manque de perspectives de développement dans cette région enclavée du pays, presque deux ans après la Révolution, elle subit une violente répression de la part des forces de l’ordre. Les protestations qui avaient été enclenchées le 22 novembre étaient pourtant pacifiques, et dénotaient d’un déficit de communication avec le gouverneur de la région, très proche des hautes sphères du pouvoir islamiste. Mais face aux déclarations médiatiques de Hamadi Jebali, le chef du Gouvernement, concernant ces évènements considérées comme méprisantes par la population, la colère des manifestants connait une recrudescence, des jets de pierres ciblent la police et la Centrale syndicale annonce une grève générale pour le 27 novembre. Réponse des autorités : envoi de renforts policiers et usage abusif d’une munition prohibée en Tunisie et dans le monde, la chevrotine, utilisée pour la chasse ou l’abattage des chiens errants. Tombent alors plus de 200 victimes, grièvement blessées par les tirs nourris des forces de l’ordre. Des cas de perte de vue et d’handicaps multiples, parmi de très jeunes hommes, sont enregistrés et le retrait de la chevrotine de corps criblés de ces cartouches s’avère difficile pour les médecins tunisiens.
Usage disproportionné de la force
Dans le documentaire produit par l’IVD diffusé en prélude de la séance d’audience, basé sur « une enquête balistique et une enquête de terrain », selon les propos de Sihem Bensedrine, la présidente de la commission vérité, on met l’accent sur le paradoxe de la région, à la fois très riche de par ses ressources naturelles et très pauvres de par le déficit de projets d’investissements. Le document revient également sur la jeunesse et le manque d’expérience des escadrons d’agents dépêchés dans une ville en ébullition. Il déduit par ailleurs que la loi N°4 de l’année 1969 relative aux manifestations n’a pas été respectée puisque les policiers ont occulté le principe de « l’usage graduel et proportionné qui doit être fait de la force ». En effet les forces de l’ordre n’étaient pas à ce moment là en état de légitime défense et selon l’étude balistique, plusieurs victimes ont reçu des coups dans le dos alors qu’ils étaient en fuite.
« Des ennemis de l’expérience démocratique tunisienne »
Or, les hauts responsables politiques de l’époque dont l’IVD a recueillis, enregistré et diffusé les témoignages pendant l’audition publique du 24 novembre ont avancé une toute autre version des faits.
L’ex chef du Gouvernement Hamadi Jebali a donné aux évènements l’allure d’une tentative de putsch contre le gouvernement et contre l’Etat fomenté par « des ennemis de l’expérience de transition démocratique tunisienne et de ses acquis, de l’intérieur du pays comme de l’extérieur". Ajoutant : " je n’étais pas présent sur les lieux, mais on m’a assuré que le gouverneur était menacé de mort ».
Beaucoup plus détaillé, le récit d’Ali Laârayedh, ex ministre de l’Intérieur de 2011 à 2013, tisse une nouvelle trame du drame : « Le gouverneur de Siliana était le troisième gouverneur le plus actif en matière de lutte contre la corruption : il a dû déranger beaucoup de personne dans sa ville. Les manifestants, des fauteurs de trouble, appartiennent pour leur majorité au Syndicat et portent une idéologie d’ailleurs des actes de pillage ont été enregistrés, et des postes de police brûlés. Les agents de police après avoir prévenu les casseurs, puis utilisé le gaz lacrymogène sans succès, ont été contraints à recourir à la chevrotine après qu'un grand nombre parmi eux aient été blessés ».
Il poursuit un argumentaire démontrant que les agents n’avaient pas d’autre option que la chevrotine : « Ils avaient à choisir entre l'usage des armes à feu ou la chevrotine. Or, ils ont pensé à leurs collègues incarcérés pour avoir tiré à balles réelles pendant la révolution alors ils ont préféré la chevrotine. La décision a été prise sur le terrain et non au ministère de l'Intérieur parce qu'ils ont intervenu en urgence. Ils n'ont utilisé la chevrotine que pour quelques cas et ont arrêté dès que le public s'est calmé ».
Le gouverneur de Siliana, Ahmed Ezzine Mahjoubi, confirmera dans son témoignage la thèse de ses deux ex chefs hiérarchiques. Aucun responsable ne présentera ce soir là de vraies excuses aux citoyens de Siliana.
Quand déterminera-t-on les responsabilités ?
Les allégations des responsables politiques ont été démenties par les quatre victimes présentes à la séance d’audition publique, deux femmes, une mère et sa fille, le frère d’un jeune homme de 16 ans ayant perdu un œil et un infirmier de 57 ans, qui a été attaqué de dos alors qu’il montait les escaliers menant vers l’étage de sa villa. Les victimes évoquent une sauvage chasse à l’homme, les policiers poursuivant et criblant de balles à la chevrotine les protestataires jusqu'à l’intérieur de leurs maisons.
Le cas de Hamadi El Brari, lycéen de 16 ans, au moment des faits est raconté par son frère Ali. En cette fin du mois de novembre 2012, le jeune homme sort faire des courses lorsqu’il reçoit un tir dans l’œil gauche. Son père vend sa maison pour permettre à son fils de partir se faire soigner à l’étranger, mais le jeune homme entre en dépression car on œil droit est également menacé. Sa famille n’a aujourd’hui plus de nouvelles de lui.
Le corps de Souad Tâamallah est criblé de chevrotine, plus de cent pièces l’ont atteinte : « J’étais femme de ménage. Aujourd’hui je n’arrive plus à travailler, la douleur m’assaille et les démangeaisons nocturnes qu’entraine toute cette matière encore enfouie dans mon corps m’empêchent de fermer l’œil ».
Leyla Hadad, l’avocate de plusieurs victimes de Siliana, a regretté que seules les personnes qui n’ont pas intenté d’actions en justice étaient présentes à l’audience de l’IVD alors que toutes les autres victimes ont été marginalisées.
« L’IVD a tenté de blanchir les auteurs des évènements de novembre 2012 », a-telle déclaré, estimant que les témoignages enregistrés des responsables ainsi que la matière présentée lors de ces auditions consacrent l’impunité des responsables sécuritaires.
« C’est l’instance de nettoyage de la chevrotine ! », a de sa part affirmé Sami Tahri, porte parole de la Centrale syndicale.
Réagissant aux critiques ciblant l’IVD et notamment sa non détermination claire de la chaine des responsabilités alors qu’elle a accompli une telle tâche dans les auditions précédentes sur les atteintes aux droits de l’homme survenues à l’époque de l’ancien régime, Sihem Bensedrine a répliqué dans une interview accordée lundi à la radio Mosaique FM.
« C’est dans le rapport final de l’IVD que seront consignées les responsabilités des uns et des autres dans cette affaire », a-t-elle précisé.