Abderrahmane Hedhili, activiste des droits de l’homme, a démissionné en septembre de son poste de président du Forum Tunisien pour les Droits Economiques et Sociaux (FTDES), une organisation non gouvernementale engagée pour la défense des populations vulnérables. Son geste, déclare-t-il est « un signe de protestation contre la politique de l’indifférence des autorités vis-à-vis de dossiers sociaux cruciaux comme celui des migrants ». Ce geste lui permet au même temps de militer plus librement pour cette cause. Nous l’avons rencontré lundi 18 décembre, Journée internationale des migrants, en compagnie d’un groupe de mères de disparus manifestant sur l’avenue Bourguiba leur peine infinie.
JusticeInfo.net Les départs clandestins de jeunes Tunisiens vers l’Italie ont augmenté ces trois derniers mois. Quelles en sont les raisons ?
Abderrahmane Hedhili Selon les chiffres officiels du ministère de l’Education Nationale publiés en 2012, chaque année plus de 100 000 élèves du primaire et du secondaire rompent volontairement leurs études. Ce chiffre effarant nous a inspiré en 2014 l’élaboration d’une enquête sur le pourquoi de ce fléau. En 2016, nous nous sommes interrogés sur ce contingent déscolarisé de plus de 6 000 individus quasiment hors système, puisque non comptabilisé par les statistiques, ni par les bureaux de l’emploi et qui vit dans une sorte de Tunisie parallèle, loin des institutions, de l’Etat et de la société civile. Où évolue-t-il ? Et comment vit-il ? Nous sommes allés encore une fois à la rencontre de ces jeunes vivants dans les quartiers périphériques de la ville et dans les régions intérieures en vue de sonder leur vision de l’avenir. Notre enquête a démontré que 54 % d’entre eux sont en quête d’opportunités de migration clandestine vers l’Europe, comme seule possibilité pour améliorer une situation socio économique dominée par le chômage et la précarité. En fait, nous au Forum, nous nous attendions que cette nouvelle importante vague de départs ait lieu dans un climat d’indifférence du gouvernement face à ces indicateurs inquiétants. Les rêves de l’Eldorado européen chez des jeunes désœuvrés sont accentués par les photos envoyées par ceux qui atteignent l’autre bord de la Méditerranée à leurs amis via les réseaux sociaux. D’autant plus, qu’a part l’accident survenu à Kerkennah en octobre 2017*, il n’y a pas eu de très grosses pertes en Méditerranée ces trois dernières années. Le fait que ces Tunisiens situés hors système prennent la mer arrange probablement les autorités, qui, incapables de trouver des solutions adaptés à leurs besoins spécifiques, appréhendent la capacité de se mobiliser contre le gouvernement d’un tel contingent.
Que peut faire à votre avis le gouvernement pour sortir ces candidats à l’émigration clandestine de la marginalité ?
- Le soulèvement du Bassin minier de 2008* a démontré à quel point le modèle de développement suivi jusque là en Tunisie, fondé sur une primauté des côtes par rapport aux régions intérieures, s’était essoufflé. La Révolution du 17 décembre-14 janvier a confirmé cette réalité. En tant que membre de la Commission chargée d’enquêter sur les violations et abus commis pendant les évènements du 17 décembre 2010 à la fin du mois de février 2011, installée après le 14 Janvier, j’ai visité toutes les familles des martyrs et des blessés de la Révolution. En fait, le profil social des personnes qui sont descendues manifester dans la rue contre le régime de Ben Ali est constitué des classes les plus pauvres vivant dans les régions et les zones marginalisées. On ne compte pas parmi eux de membres ni de la classe moyenne, ni d’intellectuels, ni de militants démocrates. Ceux qui prennent le large aujourd’hui au péril de leur vie font partie des révolutionnaires de la première heure ! On a cru que cette révolution, dont les revendications premières sont d’ordre économique et social, allait entrainer un changement du modèle de développement suivi par notre pays. Or il n’en est rien sept après le soulèvement du 17 octobre- 14 janvier. L’incompétence des dirigeants politiques, de droite comme de gauche, qui ont gouverné la Tunisie après le 14 janvier a débouché sur l’échec économique et la recrudescence des vagues migratoires que nous enregistrons ces mois-ci.
Pourquoi les autorités ne trouvent-elles pas de réponses aux dossiers des 500 disparus en Méditerranée dont les familles n’ont aucune nouvelle depuis des années ?
- Tout simplement parce que tous les gouvernements post 14 janvier n’étant adossé sur aucune politique sociale ont ignoré ce problème quand ils n’ont pas jeté à l’adresse des familles des disparus : « Ce n’est quant même pas nous qui leur avons procuré de l’argent pour partir ! ». En plus de cela la coopération entre notre pays et l’Europe révèle une faiblesse de la Tunisie face à ses partenaires, elle est fondée principalement sur l’arrêt des flux migratoires vers l’Europe contre une quête d’aide au développement de la part de la Tunisie. Solidaires avec les familles des disparus, nous militons au FTDES pour que le gouvernement réponde à trois revendications : révélation de la vérité sur le sort des victimes de la Méditerranée dans le cadre d’une investigation sérieuse, soutien économique et social à des familles vivant souvent en dessous du seuil de pauvreté et assistance psychologique aux parents, dont beaucoup souffrent de dépression.
Combien s’élève le nombre de disparus en mer ?
503 familles des personnes disparues ont déposé des dossiers. Nous estimons que le chiffre de ces victimes s’élève plutôt au triple, soit environ 1 500 personnes. Or, selon nos informations beaucoup de familles très pauvres, analphabètes, peu informées et vivant dans des zones isolées, ignorant jusqu'à l’existence d’ONG qui s’intéressent à ce problème, n’ont pas alerté sur la disparition de leurs proches. La majorité des 503 cas répertoriés ont tenté de traverser la Méditerranée en janvier 2011 lorsque l’avènement de la Révolution a donné lieu à un relâchement de la surveillance policière sur les côtes.
Vous appelez au FTDES à l’abandon de l’approche sécuritaire dans la gestion du dossier de la migration du côté tunisien et européen. Que préconisez-vous en contrepartie ?
Une alternative de développement dans la Tunisie de l’intérieur pour que ces gens trouvent enfin dignité et sécurité chez eux ! Du côté européen, les politiques restrictives et de fermeture ont débouché sur 33 293 morts et disparus en Méditerranée, dont une majorité d’africains subsahariens. Tant que les raisons du départ existent, à savoir l’exclusion, la précarité, les guerres et les conflits ethniques, les migrations ne s’arrêteront pas y compris lorsqu’elles sont entourées d’une sévère approche sécuritaire. On ne récoltera que plus de victimes ! Au Forum, nous appelons au respect du principe de libre circulation des individus. Ce principe était activé jusqu’aux années 80, il n’a pas entrainé une augmentation spectaculaire des mouvements de départ, au contraire, les gens traversaient la mer d’une manière saisonnière puis revenaient chez eux.
* Le 8 octobre 2017 un chalutier sur le bord duquel se trouvaient 90 migrants tous tunisiens a sombré en haute mer au large des Iles Kerkennah après une collusion avec un patrouilleur de la marine tunisienne qui l’avait pris en chasse. Bilan : près de 60 morts et disparus.
* Le soulèvement du bassin minier de Gafsa en 2008 trouve sa source dans la contestation populaire des résultats du concours d’embauche organisé par la Compagnie des phosphates de Gafsa (CPG) soupçonnés de manipulation au profit de proches des cercles de l’ancien pouvoir.