De ses 13 ans de tortures et de mauvais traitements dans les geôles de l’ex président Ben Ali, Rached Jaidane garde des traces indélébiles sur l’âme et le corps. Le procès a repris après la Révolution. Malgré la récente condamnation des Nations Unies, les délibérations de la Cour d’appel de Tunis publiées jeudi sont en faveur des tortionnaires.
Le 14 septembre 2017, à la suite d’une plainte déposée par l’ONG Chrétienne contre la torture et la peine de mort (ACAT) et TRIAL international, le Comité des Nations Unies contre la torture condamne la Tunisie pour les sévices infligés à Rached Jaïdane, aujourd’hui 54 ans. En laissant ces faits impunis, la Tunisie est mise en cause pour avoir violé la Convention contre la torture, qu’elle a signée en 1988. Après la Révolution, et à la suite d’un procès bâclé, intenté par Rached Jaidane dès juin 2011 contre ses tortionnaires, le verdict, sans cesse reporté, est tombé en avril 2015 : prescription ! Mais Rached Jaidane, soutenu internationalement depuis l’année 2012, ne lâche pas prise. Le 13 décembre 2017, la Cour d’appel de Tunis devait délibérer sur le sort de ses tortionnaires. Or la décision, très attendue y compris par le Comité onusien, prend dix jours pour être prononcée. Un record, qui cache un évident malaise de la justice tunisienne. Encore une fois Rached Jaidane n’obtient pas gain de cause.
Une ouïe perdue à près de 80%
« Si je n’avais pas porté plainte en 2011, la Révolution n’aurait eu aucun sens ! J’avais en fait le choix entre me venger directement sur mes bourreaux ou donner la possibilité aux juges de mon pays de me rendre justice. Ayant reçu une éducation où prime l’amour de la Tunisie, j’ai opté pour la seconde alternative », affirme Rached Jaidane, qui se sent rassuré dès le moment où notre rendez vous avec lui est pris au siège de l’Organisation mondiale contre la torture (OMCT), qui l’appuie dans sa bataille contre l’impunité.
L’homme assure recevoir des menaces par téléphone et des pressions de la part de la police pour qu’il retire sa plainte.
Les faits, il les revit encore comme si c’était hier. D’autant plus que les signes des sévices sont tatoués sur son corps et son âme : traces de brûlures de cigarettes sur sa main gauche, ongle du pouce droit arraché, œil droit à moitié défoncé, ouïe perdue à près de 80%, fractures dentaires, névrose post traumatique…
En 1993, Rached Jaidane, enseignant à l’université en France, et sympathisant du mouvement islamiste, se rend en Tunisie pour assister au mariage de sa sœur. Le 29 juillet, une quinzaine d’agents de la Sûreté de l’Etat débarquent à son domicile, à 2 heures du matin sans mandat d’arrêt. Suivront dix sept heures d’affilée d’actes de torture : passage à tabac, position du poulet rôti, décharges électriques à l’abdomen, introduction de bâtons dans l’anus… Puis trente huit jours de détention au secret et de tortures au ministère de l’Intérieur sous la supervision directe de hauts responsables du régime sécuritaire de l’ex président Ben Ali, dont Rached Jaidane détaille les noms et la fonction.
« Je n’aurais jamais cru qu’un régime était capable d’une telle férocité. Mourir était devenu un rêve impossible », témoigne l’ancien prisonnier politique.
Il est interrogé sur ses liens présumés avec un responsable du parti islamiste Ennahda vivant en exil en France. Sous un torrent de coups, il finit par signer des aveux dans lesquels il reconnaît notamment avoir fomenté un attentat contre le parti de Ben Ali. Après trois ans d’instruction judiciaire totalement partiale, Rached Jaïdane est condamné à 26 ans de prison à l’issue d’un procès de 45mn. Il sera libéré en 2006, après 13 ans de torture et mauvais traitements dans les geôles tunisiennes : isolement, privations multiples, coups, punitions à répétition. Humiliations et arrestations ont été aussi le lot de son frère jumeau, aujourd’hui disparu, qu’il aimait plus que tout.
Les tortionnaires poursuivis pour un simple délit !
Après la Révolution à laquelle Rached Jaidane prend part dans l’euphorie et un puissant sentiment de libération, l’ancienne victime de la dictature tente de rédiger un livre sur son histoire, mais n’arrive pas à faire aboutir ce projet. Il décide alors de réunir toutes les pièces de son dossier judiciaire et participe à plusieurs ateliers sur la justice transitionnelle et la torture organisés par des ONG des droits humains. Son espoir que l’Etat post 14 Janvier 2011 va enfin lui donner gain de cause est grand.
Mais au cours du procès une seule confrontation est organisée avec Adel Belgacem, Alias Bokassa II. Celui qui lui assénait au moment où il le torturait : « Tu es un le pire des traitre ! » nie les faits. Les hauts responsables de l’époque, à savoir le ministre de l’Intérieur, Abdallah Kallel, son directeur de la Sûreté Nationale, Ali Seriati, et son directeur de la Sûreté de l’Etat, Azzedine Jenayeh, ne sont pas appelés à la barre.
« Bokassa II n’était qu’un exécutant. Moi je voulais que le régime de Ben Ali en entier rende des compte ainsi que ceux qui ont érigé la torture en machine à broyer les individus », regrette Rached Jaidane.
Selon l’ancien prisonnier politique, même si le médecin légiste a évalué son incapacité permanente partielle à 35 %, le juge d’instruction n’a pas mené l’enquête de manière diligente, s’abstenant d’identifier tous les auteurs et témoins du crime, ni de se référer aux archives du ministère de l’Intérieur. Mais ce qui révolte encore plus Rached Jaidane consiste dans la décision du juge de renvoyer l’affaire devant la chambre correctionnelle du Tribunal de première instance de Tunis et non devant la chambre criminelle. Le crime de torture n’existant pas dans le Code pénal tunisien à l’époque des faits. Le juge d’instruction a choisi donc de poursuivre les tortionnaires, qui repartent libres, pour simple délit !
« Un blanchiment du crime ! », réagit la face crispée de colère Rached Jaidane.
Des voies de recours inefficaces, inéquitables et vaines
Il explique et commente : « Dès la mise en place du gouvernement de la Troïka en décembre 2011, les autorités optent pour la voie de la « réconciliation », effaçant d’un geste de main le besoin des victimes d’une reddition de compte avec la répression ».
A la lumière de toutes les démarches entreprises par l’ancien prisonnier d’opinion pour obtenir justice, ce dernier demande au Comité de constater qu’il a tenté d’utiliser les voies de recours internes mais qu’elles se sont révélées inefficaces, inéquitables, partiales et vaines.
« Plus de vingt et un ans après la survenance des faits, la cause n’a toujours pas été examinée en vue de la poursuite et de la sanction des présumés auteurs. Au regard de la jurisprudence du Comité un tel délai est manifestement excessif », constate le Comité onusien contre la torture dans sa décision concernant l’affaire Jaidane publiée le 3 octobre 2017.
Une justice transitionnelle bloquée et une nouvelle Constitution évoquant la non prescription des crimes de torture mais encore inappliquée ont poussé le Comité à émettre son verdict.
Rached Jaidane, ne cache pas sa déception : encore une fois la justice a choisi de renier les victimes au profit des bourreaux et de pratiquer une fuite en avant que contestent les organisations des droits humains. Mais à la pensée que son combat pour que la Tunisie construise une jurisprudence contre l’impunité est nécessaire voire vital lui redonne vigueur et optimisme.
« Je poursuivrai la bataille judiciaire quitte à pourvoir en cassation la décision de la Cour d’appel, et je saisirai les instances internationales. Je le fais pour que les gens dans mon pays se sentent en sécurité lorsqu’ils marchent dans la rue, pour que la peur disparaisse et que la police devienne réellement républicaine. La Révolution et ses valeurs l’emporteront à la fin ! », assure-t-il.