Les auditions publiques de l’Instance vérité et dignité (IVD) ont abordé jeudi 4 janvier le dossier des émeutes du pain de janvier 1984. La police avait tiré à balles réelles sur des manifestants contre la hausse des prix de la semoule et du pain. Devant l’IVD, les victimes ont dévoilé l’injustice qu’ils ont continué à subir des années après.
C’est une audition collective qui a été organisée au siège de l’Instance vérité et dignité jeudi dernier. Une vingtaine de victimes et de témoins y ont pris part. Ils sont revenus sur un dossier remontant à il y a 34 ans mais encore non résolu, la vérité n’ayant encore pas été entièrement établie sur ces émeutes. Par ailleurs des centaines d’hommes et de femmes s’étant soulevés contre l’augmentation vertigineuse des prix du pain de l’époque n’ont été ni réhabilités, ni réparés. L’IVD a déclaré avoir reçu 1230 dossiers relatifs à la révolte du pain dont 85 pour meurtre, 213 pour agressions physiques, durant ou à l’occasion des émeutes, et 932 pour arrestations arbitraires et torture.
En 1983, les finances de la Tunisie vont mal, en raison en particulier de la baisse des prix du pétrole conjuguée à d'énormes dépenses. Le Fond Monétaire International (FMI) exige de la Tunisie la mise en place d'une politique d'austérité due à l'augmentation de sa dette. Pour diminuer son déficit budgétaire, le gouvernement décide de supprimer les subventions aux produits céréaliers, autour des quels s’articule le régime alimentaire de la majorité des Tunisiens. Le doublement des prix du pain, des pâtes et de la semoule devient effectif les derniers jours du mois de décembre 1983. Ce qui commence par semer la colère à Douz, une petite oasis située à 500 km au sud de Tunis. Une colère qui sera très vite contagieuse.
La révolte se répand dans tout le pays
La nouvelle se répand comme un feu de paille en ce jeudi 29 décembre, jour de marché dans cette paisible palmeraie. Les notables décident de communiquer au délégué de la région, représentant officiel du ministère de l’Intérieur, la désapprobation de la population quant à cette décision décrétée par les pouvoirs publics. Mais ils se voient refoulés par le responsable.
« Un acte que nous avons interprété comme une humiliation. Des manifestations pacifiques animées par les jeunes se déclenchent alors à Douz. On y brandit des slogans opposés au dénigrement du peuple et à notre droit au respect et à la dignité. La répression policière est féroce. Les coups de matraque pleuvent. Des victimes touchées par balles tombent. Puis débarquent chez nous les Brigades anti émeutes. Je suis arrêté avec plusieurs autres jeunes. A part les insulte, la torture et les sévices que nous subissons, notre région sera longtemps marginalisée, une mesure de sanction appliquée à Douz, qui sera bannie de projets de développement pendant plus de 30 ans », témoigne Ahmed Ben Messaoud, enseignant de 27 ans au moment des faits.
Les émeutes vont se répandre par la suite dans l’ensemble des villes et villages du pays, Kebili, El Hamma, Sfax, Kasserine, Sidi Bouzid, Kairouan, Gabès, Jendouba, Béja, le Kef, Nabeul, Sousse, Monastir, Mahdia, Tunis.
123 morts, 1500 blessés, des milliers d’arrestations
Le 3 janvier le soulèvement atteint la capitale où les manifestants bravent l’état d’urgence et le couvre feu installés dès le 1er janvier et affrontent les forces de l’ordre à coups de jets de pierres. Les protestataires qui investissent les rues ont souvent moins de 20 ans, ce sont des lycéens, des paysans, des chômeurs et des ouvriers qui vivent dans des situations de précarité. La riposte des autorités est excessivement violente. Les chars envahissent les villes et on tire à balles réelles sur les foules entrainant la mort de 123 personnes selon un rapport établi par la ligue Tunisienne des droits de l’homme (LTDH). 1 500 autres personnes sont blessées selon le même rapport. Le 6 janvier le président Bourguiba intervient à la télévision pour annuler toutes les augmentations.
Moncef Laâjimi avait 17 ans lorsque la révolte atteint le 3 janvier 1984 le Kram Ouest, une banlieue défavorisée de Tunis. Il prend part à une manifestation pacifiste et se voit arrêté avec 34 de ses amis de quartier, férocement torturé pendant un mois au ministère de l’Intérieur puis condamné à…17 ans de prison ferme.
« Tout ça pour avoir imploré le président Bourguiba à travers des slogans à réviser à la baisser le prix du pain ! », s’exclame-t-il pendant son témoignage devant l’IVD. Après avoir écopé sa peine dans des conditions inhumaines de promiscuité avec des criminels de droit public où les sévices des gardes pénitenciers se sont poursuivis comme mesures de représailles à ces « initiateurs de la révolte », Moncef Laâjimi est libéré en 1988, avec l’accès du président Ben Ali au pouvoir. « Or, les épreuves continueront durant toute la période de son règne et jusqu'à aujourd’hui. Pendant toutes ces années, la précarité a été notre pain quotidien ma famille et moi stigmatisés que nous sommes par cet épisode des émeutes de 1984 », assure-t-il.
Le deuil d’un père confisqué par la police
Dans la région de Sfax, les victimes qui tombent sous les balles des forces de l’ordre sont inhumées en secret, dans la précipitation, le soir par la police. Les familles sont interdites de deuil.
Mohamed Sallami garde ouvertes les blessures de son deuil confisqué par la police à la mort de son fils de 18 ans.
«J’étais devenu leur prisonnier. Mes gestes et mouvements étaient sous contrôle. Même lorsque je m’installais devant ma maison pour respirer, on m’obligeait à m’enfermer chez moi pour ne pas recevoir les condoléances de mes voisins et ameuter ainsi le quartier sur mon drame », se souvient le vieil homme.
Saber Ben Rachida a 12 ans lorsqu’il assiste dans une rue en ébullition de Jbenyana, ville proche de Sfax, à l’assassinat de son frère ainé, âgé de 17 ans à l’époque des faits. Il ne peut pardonner au pouvoir le parcours du combattant qui a été imposé à sa famille pour récupérer la dépouille du frère, l’engagement officiel que le père a été contraint de signer pour organiser des funérailles privées puis finalement l’inhumation par la police du corps du frère loin de leur ville natal.
« Aujourd’hui nous ne sommes même pas sûrs que dans la tombe que nous visitons régulièrement git le corps de mon frère », s’émeut Saber Ben Rachida.
Un second janvier 1984 est-il possible ?
L’audition de jeudi dernier survient dans un contexte de grogne sociale à la suite de la hausse récente des prix des carburants ainsi que de l’impact de la l’augmentation de la TVA, décidée dans le cadre de la loi des Finances 2018, sur plusieurs produits de consommation. Des partis de gauche ont appelé la semaine passée le peuple à descendre dans la rue pour s’opposer pacifiquement à ces mesures qui portent atteinte « à ce qui reste du pouvoir d'achat Tunisiens et qui font porter la responsabilité de la crise économique à ceux qui n'en sont pas responsables », cite dans un communiqué le parti des Travailleurs. Ce weekend, des manifestations organisées contre la cherté de la vie par la campagne « Fach Nistanaw » (Qu’attendons-nous ?) ont sillonné plusieurs villes du pays. Les jeunes qui les dirigent se disent a politiques et s’inspirent des mouvements des Indignés pour occuper de nuit la rue. Objectif : faire tomber la Loi des Fiances 2018. Des arrestations ont été enregistrées parmi les rangs des manifestants.
Un second janvier 1984 est-il envisageable aujourd’hui ? 34 ans après ces évènements sanglants et sept ans après la Révolution ? Certaines victimes semblent convaincues de son possible retournement notamment si cette page sombre de l’histoire de la Tunisie reste considérée comme classée par l’Etat et ses représentants.