A quoi sert de sauver la culture, si on ne peut sauver les hommes ? Question apparemment dérisoire dans la spirale de la violence qui a englouti l’Irak et la Syrie depuis des années. Mais pas pour le père Najeeb. Il a réussi à sauver des milliers de manuscrits précieux que Daesh voulait détruire, car, dit-il, « l’homme est comme un arbre. Il ne peut vivre coupé de ses racines ».
Avec sa voix douce, son ton affable, son évidente gentillesse, le père Najeeb n’a ni le chapeau de cow-boy, ni l’allure d’un Indiana Jones qui viendrait sauver des trésors. C’est pourtant ce que ce natif de Mossoul, ancien ingénieur de l’industrie du pétrole, a fait. Depuis bien longtemps, il ne cherche plus l’or noir dans le sol irakien, mais d’autres ressources nées, elles aussi il y fort longtemps, sur le sol de son pays. Des manuscrits multiséculaires qui racontent l’histoire des différentes communautés, les chrétiens naturellement, mais aussi les Yézédis et les musulmans. Ce prêtre catholique de rite chaldéen a sauvé de la destruction 8000 manuscrits, dont certains du 13ème siècle, et quelques 40.000 documents, y compris les premiers livres écrits en Irak. Coûte que coûte aujourd’hui encore, avec d’autres réfugiés comme lui à Erbil, dans le Kurdistan irakien, il continue son travail de sauvetage dans ce qui fut jadis l’un des endroits au monde où l’humanité fut incroyablement féconde.
Le père Najeeb était en Suisse à la mi-janvier à l’invitation de la Ville de Genève. Avec d’autres experts, il prépare une Déclaration qui vise à mieux faire respecter, protéger et réhabiliter le patrimoine culturel menacé. Autant dire le combat de sa vie. Lorsque le père Najeeb parle des « trésors » qu’il a sauvé de Daesh, ses yeux s’illuminent. L’homme a choisi ses armes contre les extrémistes de l’organisation de « l’Etat islamique » : il veut protéger la culture, car, explique-t-il, à quoi sert de sauver les chrétiens d’Orient persécutés par Daesh, les Yézédis victimes d’un génocide, et les musulmans si ce qui constitue leur patrimoine et leur identité est détruit par les extrémistes ? Dans le Proche-Orient d’aujourd’hui, la protection du patrimoine culturel est plus que jamais indissociable de la lutte contre tous les totalitarismes, qu’ils soient d’inspiration politique ou religieuse. Cela, le père Najeeb ne le sait que trop. Il a été lui-même menacé de mort et il assiste depuis des années à l’exode des chrétiens d’Orient, fuyant le danger. Conserver les traces de l’histoire des siens, c’est aussi maintenir une identité et une présence. Les soldats de Daesh en sont parfaitement conscients, d’où leur volonté d’éradiquer le patrimoine culturel pour chasser une population impie à leurs yeux. Avec un triste sourire, le père Najeeb relève que « lorsque les hommes de Daesh voient des tableaux du Christ, ils visent les yeux et le cœur, comme si c’était un homme vivant ».
Le travail de sauvetage du père Najeeb a commencé dès la fin des années 1980. Daesh n’était pas né. Le père Najeeb prend alors conscience du patrimoine culturel qui existe dans les monastères, mais aussi chez les particuliers. Ceux-ci, souvent très pauvres, ne réalisent pas la valeur de l’héritage qu’ils détiennent. « Je me souviens d’un homme qui était prêt contre une bouteille d’arak à me donner ses manuscrits du 13ème, 14ème et 15ème siècle ! », s’exclame-t-il. Une autre fois, une femme m’explique qu’elle brûle les vieux manuscrits pour faire du pain, mais que son pain est délicieux… » A ce moment, le régime totalitaire de Saddam Hussein représente le vrai danger. S’il apprend que ces manuscrits représentent une valeur marchande, nul ne sait ce qu’il en adviendra. Dans l’ombre pendant 25 ans ( !), le père Najeeb va photocopier les manuscrits cachés dans les monastères, puis, la technologie avançant, et avec le soutien de Bénédictins du Minnesota, il les numérise.
La situation se crispe lorsque Daesh se propage. Même certains voisins du père Najeeb succombent et tombent dans le piège de l’idéologie extrémiste. Le front se rapproche. Il fuit une première fois avec ses manuscrits de Mossoul à Karakach dans la plaine de Ninive en 2007. Puis, en 2014, la situation se dégrade à nouveau. Des chrétiens lui racontent que « Daesh leur a donné 24 heures pour décider de se convertir, de mourir ou de partir ». Aux check-points, les hommes et les femmes sont délestés de leur bague de mariage et de leurs bijoux. Nouvelle fuite, cette fois au dernier moment. Le père Najeeb quitte Karakach alors que les combattants de Daesh arrivent. Les derniers manuscrits sont fourrés à la hâte dans des caisses et le père Najeeb et ses compagnons s’enfuient en voiture assis sur leur précieux manuscrits. Ils finiront leur course à pied vers la sécurité d’un check-point kurde, donnant à des enfants des manuscrits pour qu’ils courent eux aussi les porter à la sécurité.
Le père Najeeb s’est donné pour règle de ne jamais faire commerce de la culture. « Je n’achète, ni ne vends aucun manuscrit. Le Seigneur pourvoira aux salaires de mon équipe qui numérise ». Il envisage aujourd’hui de créer un musée qui racontera l’histoire de cette période sombre et y mettra les archives de Daesh et le drapeau noir de l’organisation qu’il a récupérés. Il vient de retourner brièvement à Mossoul pour donner une formation, y compris à des anciens sympathisants de Daesh, pour leur apprendre à nettoyer et à numériser les manuscrits. « On m’a dit que je suis fou d’aider ces gens-là, qu’ils ont brûlé nos églises, qu’ils ont pillé nos biens et tué des gens, mais ils étaient victimes de l’ignorance et d’une lecture littéraliste et partielle du Coran. Nous ne pouvons pas casser les liens avec eux, car nous devons vivre ensemble. Nous devons dépasser les religions pour trouver l’homme. La religion n’est pas un passeport pour aller au ciel ».