Une ONG de défense des droits de l’Homme a demandé à la Cour pénale internationale (CPI) d’étendre la future enquête sur l’Afghanistan aux crimes commis à Guantanamo. Le 20 novembre 2017, la procureure Fatou Bensouda a demandé aux juges l’autorisation d’ouvrir une enquête pour les crimes commis par les forces américaines et la CIA en Afghanistan et en Europe, et par les Talibans et le régime afghan. Les victimes avaient jusqu’au 31 janvier 2018 pour appuyer ou rejeter cette demande. Des avis qui doivent permettre aux juges de déterminer si l’ouverture d’une enquête est dans l’intérêt des victimes.
Parmi les 138 victimes qui se sont adressées à la Cour, plusieurs d’entre elles ont connu les prisons secrètes de la CIA. Et au moins deux d’entre elles sont incarcérées, aujourd'hui et depuis des années, à Guantanamo. Elles sont représentées par le Center for Constitutional Rights (CCR), qui a demandé aux juges d’inclure les prisons secrètes de la CIA dans le champ de l'enquête, et « les crimes continus [un crime toujours en cours, ndlr] de Guantanamo ». L’organisation américaine demande de plus aux juges de considérer les crimes « commis par les responsables militaires et civils » mais aussi ceux des sociétés privées de sécurité. « Guantanamo fait partie de cette politique » de torture, mise en place sous George W. Bush, explique Katherine Gallagher, jointe par téléphone. « Guantanamo monte l’aspect systématique de cette politique », ajoute l’avocate du CCR. Si Cuba – qui accueille sur son sol la base américaine – n’a pas ratifié le traité de la Cour, pas plus que les Etats-Unis, rendant dès lors la Cour incompétente pour les crimes qui s’y déroulent, Guantanamo fait partie du contexte, juge-t-elle. Les deux victimes représentées par le CCR sont aujourd’hui détenues à Guantanamo. Sharqawi Al Hajj, un yéménite, a été arrêté au Pakistan en 2002, puis transféré dans une prison secrète en Jordanie, où il aurait été interrogé et battu régulièrement pendant presque deux ans. Il avait ensuite été transféré dans une prison de la CIA à Kaboul, incarcéré dans le noir et soumis à de la musique à haut volume, puis placé en isolation pendant deux mois et demi sur la base de Bagram, où il aurait été battu. En 2004, il était transféré à Guantanamo où il est depuis détenu sans charges. Le CCR représente aussi le somalien Guled Hassan Duran, arrêté en 2004 à Djibouti puis envoyé à Guantanamo en 2006. Au cours des deux années suivant son arrestation – sur le territoire d’un Etat partie, souligne l’avocate – il aurait été détenu sur plusieurs sites dont ceux d’Afghanistan. « La CPI doit regarder ce qui est arrivé aux hommes qui sont aujourd’hui à Guantanamo. C’est le résultat de la politique de torture de la CIA. Là, les blessures dont ils ont soufferts sur le territoire d’Etat parties continuent ».
Les prisons secrètes en question
Le volet sur les prisons secrètes de la CIA en Europe, demeure la principale inconnue de ce dossier. Dans sa requête du 20 novembre, la procureure demande l’autorisation d’enquêter sur les crimes commis par les Talibans, le régime afghan, les forces américaines et la CIA. Elle évoque les tortures, les traitements cruels, les viols, les violences sexuelles et les atteintes à la dignité commis par l’armée américaine et la CIA, dans la prison de Bagram et au sud-est de l’Afghanistan, en 2003 et 2004. Mais concernant les responsabilités de l’agence américaine de renseignement, Fatou Bensouda ajoute aussi les crimes commis dans « le contexte » de la guerre en Afghanistan, c’est-à-dire sur le site de prisons secrètes en Pologne, en Lituanie et en Lettonie, où après avoir été enlevées sur le sol afghan, « des personnes suspectées d’être membres des talibans et d’Al-Qaida » ont été interrogées et torturées, explique la procureure dans sa requête. « Il est important que les juges permettent au procureur d’enquêter les sites de Pologne, de Lettonie et de Lituanie, ne serait-ce que pour montrer ce qu’être un Etat partie à la Cour signifie », le respect du droit international. Mais depuis des années, les trois pays se retranchent derrière le secret d’Etat pour justifier l’absence de poursuites. La Cour n’intervient qu’en dernier recours, faute de poursuites sérieuses dans le pays. Pour l’instant, la procureure assure que des procédures sont en cours dans les trois Etats européens, mais qu’elle pourrait - si les juges l’autorisent - intervenir si elles n’aboutissent pas. Pour l’instant, rien ne dit si la pression de la Cour aura suscité ce réflexe des Etats lorsque la Cour pose un œil sur eux, de faire mine, à tout le moins, d’engager des procédures sérieuses.
L’implication des forces internationales
Dans sa requête, la procureure évoquait, de façon succincte, la possibilité que des crimes aient pu être commis par d’autres forces spéciales des troupes internationales en Afghanistan. Fatou Bensouda signalait que dans certains cas, les forces internationales n’avaient pas ciblé directement les civils. Mais que dans d’autres cas, elle n’avait pu, à ce stade, tirer de conclusions. Quinze jours plus tard, les juges demandaient à Fatou Bensouda de fournir tous les éléments sur ce point. Depuis l’annonce de la procureure, fin 2016, de l’ouverture à venir d’une enquête sur l’Afghanistan, Kaboul a effectué une mise à jour de son code pénal, y incluant notamment les crimes de génocide, crimes contre l’humanité et crimes de guerre, et traduit le Statut de Rome en Dari et en Pashto. Le pouvoir afghan semble vouloir prouver que des poursuites sont en cours, et que l’intervention de la Cour n’est dès lors pas requise. Selon les propos du ministre en charge des relations avec la CPI, Nader Nadery, rapportés par Afghanistan Analysts Network (AAN), un centre de recherche indépendant basé à Kaboul, le chef de l’Etat afghan aurait expliqué à Fatou Bensouda, lors d’une rencontre en marge de l’Assemblée générale des Nations unies à New York en septembre 2017, être « moralement du côté de la CPI », mais pas légalement, arguant que l’intervention de la Cour pourrait peser sur le processus de paix et avoir un impact sur la présence de troupes internationales dans le pays qui ne serait pas dans « l’intérêt de la justice » et des victimes.
« Objection » américaine à l'ouverture d'une enquête
Depuis l’automne, Washington a profité de plusieurs tribunes – notamment des Nations unies – pour s’opposer à l’ouverture d’une telle enquête. Lors de l’Assemblée des Etats parties à la Cour, en décembre 2017 à New York, la délégation américaine a rejeté toute compétence de la Cour contre des citoyens américains. « Les Etats-Unis se sont constamment opposés à la juridiction de la Cour sur du personnel américain », a rappelé Washington. Dans un long exposé, qui n’avait rien à envier aux arguments défendus par les Soudanais face à la Cour, les américains ont rappelé qu’un traité est basé sur le consentement et qu’ils n’ont justement pas consenti au traité de Rome. Cette opposition à la Cour, avant même sa création en 1998, a pris des formes actives au cours des vingt dernières années. Non seulement Washington ne veut pas que ses propres ressortissants soient inquiétés par la justice internationale. Mais les Etats-Unis refusent aussi que cette dernière puisse évaluer la procédure judiciaire américaine, jugée comme « l’une des meilleures du monde ». La procureure a déjà, dans sa requête, souligné qu’aucune poursuite sérieuse n’a été conduite devant la justice nord-américaine. Ironie de l’histoire, soulignée par les Américains, c’est sur la base des nombreux rapports, dont celui du Sénat américain déclassifié en 2014, que la procureure a pu avancer dans ses analyses. Face aux 123 Etats parties, Washington avait ajouté ne pas croire « qu’ouvrir une enquête (…) servirait les intérêts de la paix ou de la justice en Afghanistan ». Mais sur ce point, l’expertise américaine n’a, depuis son entrée sur le territoire afghan en 2002 au nom de la lutte contre le terrorisme, pas été concluante. Lors de son discours sur l’Etat de l’Union, le 30 janvier, Donald Trump a assuré avoir signé un décret pour maintenir ouvert Guantanamo. « Je demande au Congrès de s’assurer que dans la lutte contre Daesh et Al Qaida, nous continuons à disposer du pouvoir nécessaire pour détenir les terroristes où que nous les chassions, où que nous les trouvions, et dans de nombreux cas, pour eux, ça sera maintenant Guantanamo Bay ». Quarante-et-une personnes y sont toujours détenues.