Deux rapports sur la situation des droits humains en Tunisie viennent d’être publiés par Human Rights Watch. Le premier concerne les brutalités policières lors des dernières manifestations de janvier 2018 et le second fait partie de l’évaluation mondiale des droits humains pour l’année 2018.
Amna Guellali, directrice de Human Rights Watch à Tunis relève dans cet entretien avec Justiceinfo.net la dimension mitigée de la réalité des droits humains en Tunisie.
JusticeInfo.net Lors des dernière manifestations de janvier 2018 contre la vie chère, les autorités ont taxé les activistes de la campagne Fech Nestanew (Qu’est-ce qu’on attend ?) de casseurs, les accusant d’actes de vandalisme. Est-ce vrai ?
Amna Guellali : Il est difficile de dire avec certitude que ces manifestations étaient totalement et de manière continue pacifiques ou pas. Ce qui est claire : il y a eu des actes de violence que HRW considère comme répréhensibles. Mais il reste malaisé d’évaluer le bilan exact de ces manifestations, qui émanaient d’un ra-le-bol populaire et portaient des demandes légitimes, auxquelles la réponse devait être plutôt sociale. D’autre part, les actes de vandalisme ne justifiaient pas la criminalisation d’un mouvement social d’une grande ampleur ni la réduction des manifestants à des casseurs. Tous ces raccourcis, confusions, amalgames qui ont été propagés par les autorités et par certains médias entre manifestants pacifique de la campagne Fech Nestanew et gestes de pillage voulaient jeter le discrédit sur les activistes de Fech Nestanew. Tentative condamnable à notre avis. Il faut à la fois respecter les mobilisations sociales pacifiques et réprimer les actes de violence d’une manière proportionnelle. Pas avec des rafles nocturnes ou des coups de filets d’arrestations arbitraires ! Nous sommes contre une démarche de répression tout azimut. A notre niveau, nous n’avons pas les moyens d’évaluer toutes les arrestations, 930 jusqu’au 15 janvier selon le porte parole du ministère de l’Intérieur. Par contre, nous avons des données sur quelques éléments de ces arrestations. Par exemple, nous savons à la suite de notre enquête sur les 23 hommes arrêtés à Tebourba [localité située à 30 km au nord-ouest de Tunis] dans des raids nocturnes chez eux en rapport avec les manifestations, que plusieurs personnes ont subi de la maltraitance et même de la torture. Nous avons constaté également au cours de cette affaire l’irrespect des procédures judiciaires, tel que le droit d’accès à un avocat pendant la garde à vue ou la signature de procès verbaux sous la contrainte et dans certains cas sans pouvoir les lire.
Les mobilisations sociales ont entrainé le décès d’un homme le 8 janvier à Tebourba. Croyez-vous en la version du ministère de l’Intérieur disant que la victime était atteinte d’une maladie respiratoire et était morte asphyxiée par les gaz lacrymogènes ?
-Nous avons enquêté sur la mort de cet homme, revu la vidéo montrant une voiture de police le renversant puis passant sur son corps- une vidéo filmée par l’un des manifestants- interviewé sa famille ainsi que des témoins de son décès. Nous pouvons par conséquent affirmer qu’il y a des fortes présomptions qu’il ait été tué par un véhicule de police. Tous les éléments concordent pour démentir la version du ministère de l’Intérieur. Il faut dire que le ministère a cette tendance très forte à nier d’emblée l’existence de violations. Depuis 2012 lorsque nous avons commencé à documenter ce genre d’abus dans la Tunisie post révolutionnaire, nous avons constaté que le ministère publiait systématiquement des communiqués disant que la victime avait décédé de mort naturelle sans enquête, sans autopsie, sans l’interrogatoire des témoins. Ce négationnisme des violations tout azimut est problématique à notre avis. Le ministère de l’Intérieur au lieu d’enquêter d’une façon impartiale et objective sur l’affaire de la victime de Tebourba, se substitue à plusieurs instances et prend ici la place de la justice, du procureur de la République, du médecin légiste pour donner une vision très orientée de la réalité. Ce n’est pas son rôle. Dans le cas de violations il y a toute une chaine de structures qui interviennent pour déterminer les responsabilités des uns et des autres et dévoiler la vérité sur les faits.
Comment expliquez-vous que ces pratiques répressives de la police que vous décrivez dans votre rapport persistent sept ans après la chute de la dictature ?
-Il faut noter que pendant ces sept années il n’y a pas eu de réforme en profondeur de l’appareil sécuritaire, ni d’amendement des lois qui encadrent le travail des forces de l’ordre, ni encore de mise en place d’un système de redevabilité (accountability) à ce niveau. On relève surtout la prévalence d’un état d’impunité généralisée qui ne peut que mener à la poursuite des mêmes pratiques. L’impunité, on le sait, alimente les violations. C’est une espèce de blanc-seing et de feu vert destinée aux forces sécuritaires pour continuer à commettre le même type d’abus.
Dans le dernier Rapport mondial de HRW sur les droits humains, vous relevez que si la Tunisie continue à avancer en matière des droits des femmes, elle a adopté en septembre dernier une loi amnistiant certains délits de corruption, étudie actuellement une loi qui renforce l’impunité des forces de l’ordre et continue à criminaliser l’homosexualité. Quelle lecture faites-vous de cette situation paradoxale ?
-Selon notre constat dans le rapport annuel, la situation est mitigée. On enregistre certaines avancées, comme la volonté d’améliorer la condition des femmes ou l’abrogation de la circulaire de 1973 interdisant le mariage d’une femme tunisienne à un homme non musulman et la promesse d’amender la législation en matière de libertés individuelle. D’autres lois sont en totale contradiction avec ces avancées. En Tunisie, c’est un pas en avant et deux en arrière. Cette tension permanente entre les évolutions et les reculs rend la lecture des droits humains difficile. Le plus problématique reste la lenteur des réformes. Des lois de toute importance auraient dû être révisées depuis longtemps, celle par exemple accordant au Tribunal militaire le droit de poursuivre des civils, ou encore des lois allant à l’encontre du droit à la vie privée. Le pays souffre également d’un vide institutionnel du fait du grand retard enregistré dans la mise en place de la Cour constitutionnelle dotée du pouvoir d’abroger les lois liberticides et non conformes aux normes internationales relatives aux droits humains.
Les Chambres pénales spécialisées prévues par la justice transitionnelles tunisiennes n’ont toujours pas commencé à fonctionner. Leur traitement prochain des dossiers des violations graves des droits humains dont la torture pourra-t-il à votre avis contribuer à mettre fin à l’impunité ?
-On l’espère ! Car ce sont des Chambres composées de juges formés en matière de justice transitionnelle qui vont statuer sur des violations graves du passé. L’IVD a déclaré qu’elle allait leur transmettre les dossiers d’ici le mois de mars. Mais le manque de garanties quant à la révélation de la vérité par ces instances judiciaires persiste. Arriveront-elles réellement à aborder autrement les dossiers qu’a travers la justice judicaire ? Comment pourront-elles déterminer les responsables dans un certain nombre de dossiers en l’absence de coopération avec l’Etat ? On sait que l’IVD n’a pas réussi à impliquer les autorités dans le traitement d’affaires concernant la corruption ou des violations graves des droits humains tel que la torture. La commission vérité a envoyé à maintes reprises des demandes d’accès à l’information et de coopération au ministère de l’Intérieur pour avoir les noms des tortionnaires, elle n’a reçu aucune réponse. Les Chambres spécialisées vont-ils avoir affaire aux mêmes obstacles et aux mêmes obstructions ? La question se pose aujourd’hui.
Les organisations de défense des droits humains subissent depuis quelques temps des campagnes de dénigrement de la part de certains médias locaux, comme au temps de l’ancien régime de Ben Ali. Pourquoi toutes ces attaques à votre avis ?
- C’est dû au retour d’anciennes figures du régime déchu mais aussi d’anciens réflexes de diabolisation notamment des ONG internationales de défense des droits humains. Celles ci se présentent probablement comme le maillon faible qu’on peut attaquer avec notamment des théories de complot. Ces campagnes ne sont pas innocentes, elles se déclarent à des moments charnière. Elles ont commencé lorsque nous avons critiqué en 2015 des dispositions de la loi anti terroriste. Des articles ont alors été publiés dans les journaux pour prétendre que ces ONG voulaient « blanchir » le terrorisme. Nous avons également été attaqués au moment où nous avons constitué un front contre le projet de loi sur la répression des attaques contre les forces de l’ordre. Ces réactions démontrent que l’ancien système, dans une tentative de restauration, continue à essayer de se protéger et de résister aux changements.