Produit en septembre 2017, le documentaire « Voices From Kasserine », brosse le portrait de groupe d’une région enclavée de Tunisie.
Olfa Lamloum est directrice du bureau d’International Alert (IA) à Tunis. Politologue de formation, elle a mené et coordonné plusieurs recherches sur la question de la marginalisation et de l’exclusion urbaines et périurbaines, notamment dans le gouvernorat de Kasserine. Michel Tabet, lui est un réalisateur franco-libanais dont l’approche s’inscrit au croisement entre documentaire et sciences sociales. Il collabore régulièrement avec des chercheurs, notamment du CNRS, pour développer des dispositifs d’enquête filmique. Ils ont ensemble réalisé le film documentaire de 53 mn, « Voices From Kasserine ».
Le film, qui fait actuellement une tournée dans les salles des maisons de cultures à l’intérieur de la République, suscitant des débats partout où il passe, poursuit en fait un travail d’enquêtes et de recherches sur Kasserine entamé en 2012 par International Alert, une organisation qui travaille sur la consolidation de la paix dans les pays en transition. Deux études ont déjà été publiées par IA sur cette région enclavée du centre-ouest du pays, un des fiefs de la Révolution de 2011, qui a payé un lourd tribut pendant ces événements. La première s’intitule : « Jeunesse et contrebande à Kasserine », et la seconde : « Situation sécuritaire et gestion des frontières du point de vue de la population de Kasserine ».
En moins d’une heure, « Voices From Kasserine » réussit à diagnostiquer les maux d’une zone frontalière avec l’Algérie : contrebande, chômage, précarité, terrorisme, analphabétisme, mauvaise gouvernance de l’eau… Paysans et paysannes, enfants, jeunes vivant de la contrebande, artistes et militants de la société civile racontent leur quotidien, les jours glorieux de la Révolution et la mémoire confisquée de l’un de leurs héros, Ali Ben Ghadehem, qui en 1864 a mené une révolte contre l’iniquité fiscale dont les paysans étaient victimes sous Sadok Bey, le roi de Tunis de l’époque. Ils évoquent leurs conditions de vie, leur sentiment de dépossession, leurs « martyrs » oubliés de 2011, leurs attentes et leurs résistances. Mais également leur désenchantement par rapport aux gouvernements successifs post 14 janvier, qui n’ont réussi à résoudre aucun de leurs problèmes.
« Le film raconte Kasserine par la voix de ses habitants, six ans après la révolution. La question de la mise en image de la parole est donc centrale. Elle privilégie la notion d’écoute comme principe de prise de vue et de réception. Installée dans la durée, la caméra filme la parole à travers des plans fixes, elle saisit les postures, les silences, les bribes de mémoires, les hésitations … », témoignent Olfa Lamloum et Michel Tabet.
Construit autour de portraits d’individus et de paysages, le film fonctionne également comme une plateforme d’échange et de discussion autour des questions de marginalisation et de relégation. Ces questions qui ont poussé en 2016 deux organisations, le Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux (FTDES) et Avocats sans frontières (ASF) à présenter à l’Instance vérité et dignité (IVD) le dossier de « Kasserine, région victime ». Un statut qui trouve son origine dans la loi tunisienne sur la justice transitionnelle, qui dans son article 10 étend la définition de victime à « toute région ayant subi une marginalisation ou une exclusion organisée ».
« Voices From Kasserine » semble suggérer lui, que la plus grande richesse de Kasserine réside dans toutes ces voix, « de moins en moins audibles dans l’espace public et médiatique tunisien », affirment les deux réalisateurs du film. Des voix qui malgré un contexte difficile continuent à espérer, à créer, à chanter et à transmettre d’une génération à l’autre des traditions de courage, de détermination et de dignité face à l’injustice et à l’exclusion.