Au Mali, la polémique autour du projet de « loi d’entente nationale » annoncé par le président Keïta, et dont le draft est en cours d’élaboration, est loin de désenfler. Trente-deux organisations de défense des droits humains lui ont écrit pour attirer son attention sur le risque d’arbitraire, d’impunité si des mesures d’amnistie venaient à être accordées.
« Nous avons l’honneur de venir par la présente attirer votre attention sur le double risque d’impunité et d’arbitraire d’une loi d’entente nationale telle que vous l’avez annoncée à la veille du nouvel an à l’occasion de votre message à la nation. », écrivent trente-deux organisations de défense des droits humains dont l’AMDH, Amnesty Mali, Wildaf, dans une lettre ouverte adressée au Président malien, Ibrahim Boubacar Keïta, dit « IBK », le 5 mars 2018.
« Cessation de poursuites »
Les organisations disent partager la volonté du président Keïta de reconstruire l’unité et la réconciliation, mais rappellent qu’« il ne peut y avoir de réelle réconciliation nationale ni de paix sans justice.» Dans la présentation de ses vœux de Nouvel An, le 31 décembre dernier, le président malien, Ibrahim Boubacar Keïta, avait annoncé un projet de « loi d’entente nationale » visant à proposer « l’exonération de poursuites de tous ceux impliqués dans une rébellion armée, mais qui n’ont pas de sang sur les mains », « des mesures d’apaisement après l’accélération des procédures en cours et les réparations accordées aux victimes reconnues », « un programme de réinsertion pour tous ceux qui déposeront les armes et s’engageront publiquement à renoncer à la violence. »
Il avait dit s’inspirer de la Charte pour la paix, l’unité et la réconciliation nationale, issue de la Conférence d’entente nationale (avril-mars 2017), qui propose « des mesures spéciales de cessation de poursuite ou d’amnistie en faveur de certains acteurs de la rébellion armée de 2012. ». « Suivant ces recommandations, je ferai initier dans les semaines qui viennent un projet de loi sur l’Entente nationale. », avait déclaré le président malien. Ainsi, selon les organisations, un comité technique, composé des ministères de la Justice, de la Réconciliation, de la Solidarité et de l’Action humanitaire ainsi que de la Commission vérité justice et réconciliation (CVJR), travaille à la rédaction du projet de loi.
« Manque d’ouverture et d’inclusivité »
Les organisateurs signataires de la lettre ouverte déclarent ne pas se « reconnaître dans certaines dispositions de ladite Charte, en particulier celles relatives aux amnisties, en ce qu’elle a été élaborée sans consultation de (leurs) organisations et dont l’interprétation permettrait des amnisties pour des auteurs de graves violations de droits humains », et s’inquiètent des nombreux obstacles à la progression des procédures judiciaires que constituent l’insuffisance des moyens opérationnels de la justice, l’insécurité régnant dans les régions touchées par les violations, l’absence de protection octroyée aux magistrats en charge des dossiers de la crise et le manque de clarté sur les compétences juridictionnelles de certains tribunaux.
Pour les organisations, la délivrance d’une amnistie avant des enquêtes préalables constituerait un arbitraire, outre qu’elles dénoncent le manque d’inclusivité et d’ouverture du processus d’élaboration de la loi. Enfin, elles appellent à une suspension du processus d’élaboration (en attendant que des enquêtes soient menées), à leur implication ainsi qu’à « diligenter des mesures nécessaires pour lutter contre l’impunité des auteurs des graves violations des droits humains et du droit humanitaire international, et garantir l’accès des victimes à la vérité, à la justice et aux réparations. » « L’une des mesures urgentes pourrait être l’adoption d’une loi élargissant la compétence du pôle judiciaire spécialisé aux infractions de crimes de guerre et tortures, crimes contre l’humanité́, et génocide. », proposent-elles.
En décembre 2017, l’AMDH-FIDH ont publié un rapport dans lequel elles dénonçaient le « flou juridique » concernant des plaintes qu’elles avaient introduites au nom de plus cent femmes victimes de crimes sexuels. Entre 2012 et 2013, la Cour suprême a dessaisi les juridictions du nord se trouvant dans les zones occupées, et désigné le Tribunal de grande instance de la commune III de Bamako pour s’occuper des infractions commises dans les régions touchées par le conflit. En 2015, la Cour a restitué aux juridictions du nord leurs compétences sans préciser si son arrêt concerne uniquement l’ouverture de procédures futures, ou s’il est rétroactif et par conséquent s’appliquerait également aux dossiers en cours.