La question de la prolongation des travaux de l’Instance Vérité et Dignité (IVD) enclenche d’une part le soutien de plusieurs ONG et d’autre part divise les juristes. Mais ne semble pas inquiéter outre mesure les membres de l’Instance.
En annonçant le 27 février sa décision de proroger son mandat d’une année, l’Instance Vérité et Dignité semble avoir pris de cours de nombreux députés des partis Nida Tounes, Al Machroou et Afak Tounes, proches du président de la République, Béji Caied Essebsi. La contre attaque de l’Assemblée des représentants du peuple (ARP) et la séance plénière qui se préparent le 24 mars pour soumettre au vote la décision de l’Instance semblent beaucoup inquiéter un député du mouvement islamiste Ennahda, Samir Dilou, ancien ministre des Droits de l’Homme et de la Justice transitionnelle sous la Troïka (décembre 2011-janvier 2014) : « Ce sera malheureusement l’occasion de l’ouverture de la boite de Pandore, qui répandra toute la haine accumulée dans l’hémicycle contre l’IVD ».
« L’Assemblée des représentants du peuple se prépare à dissoudre l’IVD »
Une dizaine d’ONG, sont du même avis, dont l’Association de Défense des Libertés Individuelles (ADLI), Avocats Sans Frontières (ASF), l’Organisation Mondiale Contre la Torture (OMCT), la Ligue Tunisienne des Droits de l’Homme (LTDH), le Labo’ Démocratique et le Réseau Tunisien pour la Justice Transitionnelle. Dans un communiqué conjoint publié le 13 mars et intitulé : « L’ARP se prépare à dissoudre l’IVD et à anéantir l’ensemble du processus de justice transitionnelle », ces ONG précisent : « Ni la Constitution tunisienne, ni le règlement intérieur de l’ARP ne donnent la prérogative au pouvoir législatif de décider du renouvellement du mandat de l’IVD. Ceci relève de la seule compétence de l’Instance. Celle-ci a motivé sa décision comme le dispose explicitement l’article 18 […]. L’IVD est une autorité administrative et ses décisions sont des actes administratifs susceptibles d’être contrôlées uniquement par le Tribunal administratif ».
Poursuivant leur plaidoyer pour la poursuite des travaux de la commission vérité jusqu'à la fin de l’année 2018, qui a commencé en ce début mars à transmettre ses dossier aux chambres pénales spécialisées, les organisations s’alarment : « L’ARP, qui refuse à ce jour de combler les postes vacants au sein de l’IVD et qui a adopté la loi de réconciliation dans le domaine administratif contrairement aux objectifs de la justice transitionnelle, vient aujourd’hui insinuer qu’elle pourrait mettre un terme au mandat de cette Instance alors qu’elle vient tout juste d’entamer le volet judiciaire suite aux investigations effectuées jusqu’ici. […] mettre un terme au mandat de l'IVD va nécessairement l'empêcher de transmettre le reliquat des dossiers qu'elle a instruits et qu'elle comptait transmettre aux dites chambres avant la fin du mandat (fin mai 2018) ».
Controverses et clashs à propos de l’article sur le mandat de l’IVD
En fait dans les médias aujourd’hui, l’interprétation de l’article 18 de la Loi organique relative à la justice transitionnelle de décembre 2013, qui traite du mandat de l’IVD divise les juristes. Cet article stipule : « La durée d’activité de l'instance est fixée à quatre années, à compter de la date de nomination de ses membres, renouvelable une fois pour une année, et ce, par décision motivée de l'Instance qui sera soumise à l’assemblée chargée de législation, trois mois avant l'achèvement de son activité ».
L’expression « soumise à l’assemblée… », provoque des lectures contradictoires, des différents et des dissensions qui peuvent aller jusqu’au clash entre les uns et les autres.
Le Professeur de droit Public, ancien Doyen de la Faculté de droit, ancien ministre de la Justice et juriste rigoureux, Mohamed Salah Ben Aissa, pourtant connu pour respecter ses distances avec l’IVD, lui donne raison : « La loi ne dit à aucun moment, ni expressément que la décision de l’Instance de proroger son mandat est suspendue à l’approbation de l’ARP. Car c’est l’IVD seule qui évalue l’avancée de ses travaux et soupèse ce qui lui reste à accomplir selon quels délais. Le législateur a tenu compte de ce détail important ainsi que de l’indépendance de l’Instance et de ses missions spécifiques, à savoir le dévoilement de la vérité, la reddition des comptes, les réparations et la réconciliation ».
Autre voix autorisée et écoutée sur la lecture de l’article 18 est celle du très médiatique juge administratif Ahmed Souab, à la retraite depuis peu. La bataille rangée entre Sihem Bensedrine, la présidente de l’IVD et le juge Souab à hauteur de plateaux TV et radio interposés passionne les médias locaux. Pour le magistrat, faute de quorum, la décision de l’IVD est illégale et irrecevable. Contrairement à Mohamed Salah Ben Aissa, il soutient : « Si la décision de l’IVD doit être soumise par la loi au Parlement, cela suppose que l’hémicycle a sur elle une autorité et un pouvoir de contrôle et d’approbation. D’autre part, le parallélisme des formes et compétences veut que si le parlement a déterminé au départ la durée de vie de la commission vérité, il lui revient de décider de la clôture de son mandat ».
Dans une récente interview diffusée sur Radio Tunis Chaine Internationale (RTCI), Sihem Bensedrine réplique : « Nous soumettons aussi nos rapports financiers au Parlement. Pour information. Et rien de plus. Seule la Cour des comptes peut nous contrôler, telle a été la volonté première du législateur, qui a mis en place la loi sur la justice transitionnelle ».
Et si le conseil de l’IVD a porté le 28 février dernier, à la connaissance du parlement cette décision, c’est aussi, selon les déclarations de Khaled Krichi, commissaire à l’IVD, chargé de l’arbitrage et de la conciliation pour l’inciter à créer au plus tôt « une commission parlementaire spécialisée pour l’activation des recommandations et propositions de l’Instance, comme le préconise la loi sur la JT ».
L’IVD gagnera-t-elle ? Les pronostics vont bon train
Comme si elle n’était qu’a moitié concernée par ce débat, l’IVD ne semble pas y prêter grande attention : « Nous avons besoin d’autres batailles », soutient Sihem Bensedrine dans les médias.
Convoquée par le Parlement samedi prochain à la séance plénière pour défendre son projet, Sihem Bensedrine s’y rendra avec son vice président, Mohamed Ben Salem. Le débat promet d’être agité, voire houleux. Une grande fraction du mouvement islamiste Ennahdha et une partie de la gauche représentée à l’ARP appuient la décision de l’Instance. Une question taraude les esprits : ce bloc pourra-t- il contrebalancer le poids des adversaires de la commission vérité, qui forment le gros de la majorité gouvernementale ? Gagnera, gagnera pas ? Les pronostics vont bon train, ainsi que les actions de lobbying à l’Assemblée en faveur ou contre la décision de l’Instance.
« Si l’ARP vote contre la prorogation du mandat de l’IVD, nous n’en prendrons pas compte et poursuivrons nos travaux comme nous l’avons décrété lors du Conseil du 28 février. De toute façon nous ne demanderons pas au gouvernement de budget supplémentaire, celui affecté par le ministère des Finances jusqu'à la fin décembre 2018 nous suffit amplement », assure Khaled Krichi.
Amine Ghali, directeur des projets au Centre Kawakibi des Transitions Démocratiques s’interroge : « Tout ce qui n’a pas été réalisé en quatre ans sera-t-il finalisé en sept mois ? Les entraves détaillées par l’Instance dans son argumentaire de prorogation de son mandat vont-elle s’estomper tout d’un coup ? ».
Que la décision de l’IVD passe ou pas lors du vote du 24 mars, tout porte à croire que cet épisode litigieux approfondira encore plus le divorce entre la commission vérité et le Parlement augurant des temps encore plus difficiles pour la justice transitionnelle post IVD. Car c’est au cœur de l’hémicycle que les recommandations de son rapport final trouveront ou pas un écho favorable et seront traduites par des dispositions et des actes concrets.