Avocat spécialisé dans les droits humains, Halim Meddeb a beaucoup travaillé avec l’Organisation mondiale contre la torture (OMCT) avant de joindre récemment les rangs d’Avocats sans frontières (ASF). C’est en tant que conseiller juridique de cette organisation mais également en tant que militant des droits humains convaincu de la justice transitionnelle qu’il a pris part à une initiative provenant d’une quarantaines d’organisations de la société civile : jouer les médiateurs pour sauvegarder un processus en danger.
Halim Meddeb a coécrit le communiqué de presse du 17 avril exprimant les inquiétudes de la société civile quant à la poursuite des travaux de la commission vérité.
Pensez-vous que la justice transitionnelle soit aujourd’hui en péril en Tunisie suite au vote du Parlement, le 24 mars dernier, contre la prolongation du mandat de l’Instance Vérité et Dignité ?
Halim Meddeb En fait, la justice transitionnelle a toujours été en péril en Tunisie. Ni les autorités actuelles, ni celles qui les ont précédées n’ont soutenu ce processus. Beaucoup d’indices le prouvent, particulièrement à travers le non octroi des archives à l’Instance et également l’adoption d’une loi de réconciliation administrative, qui représente une sorte d’amnistie des corrompus, contraire aux fondements de la justice transitionnelle. Cette volonté de porter atteinte au processus a été confirmée par la séance plénière du parlement du 24 mars, que l’on considère, nous les signataires du communiqué du 17 avril 2018, comme une assemblée générale illégale. En raison notamment de l’objet de sa réunion : le vote contre la décision de l’IVD de prolonger ses missions jusqu’au 31 décembre. Pourtant l’Instance est une autorité indépendante, qui a entièrement le droit de prendre de telles initiatives administratives selon l’article 18 de la loi sur la justice transitionnelle. Aucun texte de loi ne dit que l’Assemblée des Représentants du Peuple (ARP) doit valider la prorogation du mandat de la commission vérité. Lorsque l’Instance a envoyé sa décision à l’Assemblée, son intention consistait à l’informer de ce nouvel agenda pour qu’elle se prépare à prendre en charge la suite du processus dès que l’IVD aura clos ses missions. Le vote de l’Assemblée démontre bien que les autorités veulent mettre fin au travail de la commission vérité et enterrer dans son sillage tout le processus.
Que peut faire à votre avis la société civile pour sortir de la crise actuelle ?
-La société civile a toujours été présente après la Révolution pour changer beaucoup de donnes au cours de la transition démocratique. Elle a également mis les jalons de plusieurs dispositifs inclus par la suite dans la nouvelle constitution, dont la justice transitionnelle, qui était une revendication des victimes et de plusieurs ONG tunisiennes. La société civile soutient le processus de justice transitionnelle et le considère comme condition sine qua non de réussite de la transition démocratique. Après l’élection de l’Instance Vérité et Dignité, elle a poursuivi son suivi du processus en essayant d’y apporter un plus. Aujourd’hui, après le vote négatif de l’Assemblée, la société civile soutient la poursuite du processus, tel que le la loi sur la justice transitionnelle le préconise. Surtout parce que la période qui va s’étendre jusqu’au 31 décembre 2018 est la plus charnière. Elle concerne la finalisation des travaux de l’IVD, la publication du rapport de l’Instance, sa révélation de la vérité sur les violations graves des droits de l’homme, ses recommandations sur les garanties de non répétition et sur la réforme des institutions. D’autre part, l’IVD vient de déférer devant les chambres spécialisées deux affaires de violations graves des droits de l’homme. L’Instance a annoncé qu’elle a sélectionné près de 300 dossiers à transférer à ces chambres. Toutes ces actions en cours doivent à mon avis déranger plus d’une personne au sein du pouvoir actuellement en place.
Et si les autorités continuaient à s’opposer que l’Instance ne proroge son mandat jusqu’au 31 décembre ? Que préconisez-vous en tant que société civile dans le cas d’une possible confrontation entre la commission vérité et le pouvoir ?
-On peut tout envisager. Des rumeurs circulent d’ailleurs sur les réseaux sociaux quant à une intervention par la force des autorités après le 31 mai 2018 pour suspendre les activités de l’IVD et fermer ses locaux. Or, l’IVD n’a encore reçu aucune décision officielle l’appelant à clore ses travaux. D’autre part, la décision de l’Assemblée n’a été ni publiée au journal officiel ni transmise à l’IVD. Toutefois nous nous préparons déjà au scénario selon lequel les autorités recourent à l’envoi des forces publiques pour arrêter les travaux de l’Instance par des concertations accélérés ces dernières semaines entre les ONG, des actions de plaidoyer et de projets de mouvements de rue avec les jeunes et les victimes. J’espère qu’on n’arrive pas à un bras de fer. C’est le pire des scénarios, il laissera des dégâts dans la société et notamment chez les victimes et tous ceux qui ont milité pour inscrire la justice transitionnelle dans la loi fondamentale tunisienne. Ce scénario entamera encore plus la confiance dans ceux qui nous gouvernent. Une confiance déjà largement ébranlée, de jour en jour et d’un gouvernement à l’autre au cours de ces sept dernières années.
Dans le communiqué que vous avez publié le 17 avril, vous parlez d’un observatoire de la société civile pour la justice transitionnelle que vous comptiez installer afin « d'accompagner les étapes restantes du parcours, de suivre de près les travaux de l’Instance et de préparer la mise en œuvre des recommandations incluses dans le rapport final de l’IVD ». De quoi s’agit-il exactement ?
-C’est vrai que depuis le vote du 24 avril, nous avons pris du temps pour publier ce communiqué. Il fallait en fait être tous ensemble réunis autour d’un même message, ONG des droits humains, associations de victimes et divers experts, magistrats et avocats. Les principales décisions que nous avons prises concernent la constitution de cet observatoire cité dans le communiqué de presse du 17 avril et qui sera formé de tous les signataires du texte, la programmation de rencontres avec tous les intervenants dans cette crise : présidence de la République, présidence de l’Assemblée, présidence du gouvernement, IVD, ainsi qu’une grande organisation, la centrale syndicale. Par ailleurs, nous comptons organiser à la mi mai un colloque international, qui va convier beaucoup d’intervenants dont le Rapporteur spécial sur la justice transitionnelle. Principal objectif de cet événement : l’échange entre nous en plus de la conception d’une stratégie d’appui au processus d’ici le 31 décembre. Mais également au-delà puisque la justice transitionnelle se poursuit y compris dans la période post IVD. Nous envisageons également d’organiser des rencontres avec des jeunes tels les groupes Manich Msamah (Je ne pardonnerai pas) et Fech Nestanaw (Qu’attendons-nous ?), qui se sont mobilisés pour le processus de justice transitionnelle et ont fait bouger la rue dans ce sens.
Propos recueillis par Olfa Belhassine