Neuf ans après l’émission d’un premier mandat d’arrêt contre le président du Soudan Omar Al Bachir, la controverse sur son immunité et les obligations qu’auraient les Etats membres envers la Cour dans ce dossier n’a toujours pas été tranchée. L’épisode sud-africain n’a pas changé la situation sur le fonds. Et c’est donc désormais la Jordanie qui se trouve aux prises avec la Cour. Le 11 décembre 2017, les juges affirmaient qu’Amman avait manqué à l’obligation d’arrêter le suspect de génocide et de crimes contre l’humanité au Darfour, lors d’une visite pour un sommet de la Ligue arabe, le 29 mars 2017.
La Jordanie a depuis fait appel de cette décision. Les cinq magistrats chargés de trancher l’affaire estiment que « l’appel de la Jordanie soulève des questions de droit dont les répercussions pourraient aller au-delà de la présente affaire » et ont donc décidé de mener une large consultation, invitant ses 123 Etats parties, l’Union africaine, l’Union européenne, la Ligue des Etats arabes et l’Organisation des Etats américains ainsi que les universitaires à se prononcer. La Cour invite aussi, bien évidemment, l’Onu, dont le Conseil de sécurité l’avait saisi, en mars 2005, des crimes commis au Darfour.
Les incohérences de la Cour
Dans son mémoire d’appel, la Jordanie pointe « les incohérences des décisions » rendues par la Cour dans plusieurs affaires ou des Etats parties ont accueilli le chef d’Etat soudanais sans l’arrêter. Pour la Jordanie, ces contradictions « témoignent de l’incertitude qui règne quant aux bases légales invoquées pour priver le président Bachir de l’immunité dont il jouit en droit international en sa qualité de chef d’Etat du Soudan ». Elle ajoute que dès lors, la Cour ne peut soutenir que « les Etats parties sont conscients des obligations claires qui leurs incombent » concernant l’arrestation d’Omar Al Bachir. Amman rappelle que ces contradictions « ont suscité de vives controverses parmi les Etats parties au Statut de Rome, tendant à compromettre la crédibilité de la Cour. » Sur la toile de fond de l’affaire Bachir, plusieurs Etats de l’Union africaine - dont parmi les adhérents au traité de Rome, l’Afrique du Sud et le Kenya - ont engagé une âpre bataille contre la Cour, allant jusqu’à demander la remise en cause de sa compétence à poursuivre des chefs d’Etat en exercice et menaçant de se retirer de son traité fondateur.
L’immunité d’Al Bachir
Le Soudan n’a pas ratifié le traité de la Cour, et la Jordanie estime dès lors qu’elle n’est pas tenue d’arrêter le chef d’Etat, alors que Khartoum n’a pas levé son immunité. Or dans plusieurs décisions, la Cour a estimé que l’immunité d’Omar Al Bachir avait été levée par la résolution 1593 de l’Onu, celle-là même saisissant la Cour. Un avis partagé par plusieurs juristes sans pour autant, loin de là, faire l’unanimité. Pour sa défense, comme d’autres Etats l’ont fait auparavant, la Jordanie estiment que les textes de la Cour prévoient qu’elle n’a pas le pouvoir de placer un Etat dans une situation où il aurait à choisir entre deux obligations légales. « En affirmant que la Jordanie a le devoir de coopérer avec la Cour quelles que soient les obligations légales qu’elle peut avoir vis-à-vis d’autre Etat, la chambre supprime du Statut de Rome une règle de conflits pourtant essentielle (l’article 98), et place la Jordanie dans la position intenable d’être liée par deux obligations légales inconciliables », écrit ainsi le signataire du mémoire jordanien. Ahmad Jalal Said Al-Mufeh, estime en outre « injuste et déraisonnable », voire « discriminatoire », la décision de la Cour de notifier la non coopération de la Jordanie à l’Assemblée des Etats parties et au Conseil de sécurité de l’Onu. Une décision pour l’instant suspendue en l’attente de la décision finale de la chambre d’appel. En condamnant l’Afrique du Sud, au terme de deux longues années de débats diplomatico-judiciaires, la Cour s’était au contraire abstenue de toute « sanction » diplomatique. « La différence de traitement face à des situations similaires constituent un abus manifeste du pouvoir discrétionnaire de la chambre » estime Amman, qui dit craindre « les risque d’atteinte à la réputation de la Jordanie, qui a toujours été parmi les plus fervents soutiens de la Cour ».
Question « très sensible »
L’invitation des juges aux Etats parties n’a pas suscité beaucoup d’enthousiasme. Alors qu’ils étaient conviés à se signaler avant le 30 avril, seul le Mexique a répondu à la Cour. Une invitation similaire dans l’affaire sud-africaine n’avait suscité qu’une seule réponse de la Belgique. Dans une opinion jointe au jugement, Marc Perrin de Brichambault avait noté « ce silence presque complet », révélateur, selon lui, « du caractère très sensible de l’immunité des chefs d’Etat en exercice ». L’Onu et les organisations régionales invitées n’avaient pas plus répondu à la Cour. Elles ont cette fois jusqu’au 16 juillet pour le faire. La proposition a, au contraire mais sans surprise, suscité l’enthousiasme des professeurs de droit international. Vingt-cinq d’entre eux ont répondu à la Cour aux trois questions principales : Quels sont les effets du Statut de Rome sur l’immunité d’Omar Al Bachir ? Quelle est la nature de la résolution 1593, par laquelle le Conseil de sécurité de l’Onu avait, en mars 2005, saisi la Cour des crimes commis au Darfour ? Si le renvoi de la Jordanie au Conseil de sécurité et à l’Assemblée des Etats parties constitue un abus ? Mais leurs commentaires préalables reflètent avec acuité les difficultés de la Cour à pouvoir établir une jurisprudence solide et uniforme. Faudrait-il, comme le suggère la Jordanie, que l’Onu demande à la Cour internationale de Justice (CIJ) - l’organe chargé notamment de trancher de telles questions juridiques - de se prononcer sur l’épineuse question ?