Opposées depuis le 17 avril à l’arrêt prématuré des travaux de l’Instance Vérité et Dignité (IVD), dans moins de deux semaines, trente ONG tunisiennes et internationales continuent à contester cette nouvelle offensive des autorités contre le processus de justice transitionnelle.
« Le 2 mars dernier, l’IVD a transmis son premier dossier instruit aux chambres spécialisées. Depuis, nous connaissons une cabale sans précédent. Cet après midi nous déférerons d’autres dossiers à la justice, à qui revient la tâche de sanctionner les auteurs des violations graves des droits de l’homme. Nous poursuivrons ce travail jusqu’au 31 décembre 2018 ! », annonce Sihem Bensedrine, présidente de l’Instance au cours du rassemblement avant-hier d’une trentaine d’ONG tunisiennes et internationales soutenant la prorogation du mandat de la commission vérité malgré le rejet de cette décision par le Parlement.
Les propos de Sihem Bensedrine déclenchent une pluie d’applaudissement. Du fond de la salle où plusieurs victimes font partie de l’audience, des cris fusent : « Fidèles, fidèles au sang des martyrs ! ».
Une large démonstration de force
Ce rassemblement doublé d’une conférence publique a vu la participation de plusieurs membres de l’IVD, d’associations de droits humains tunisiennes et étrangères et de coalitions de victimes, ainsi que d’observateurs de chancelleries européennes et d’organismes internationaux, tels le Programme des Nations Unies pour le Développement (PNUD), le Haut commissariat des Droits de l’Homme et le Conseil de l’Europe. Selon les desseins déclarés de la conférence, les participants cherchent à s’interroger sur les conséquences pour la transition démocratique d’un arrêt avant l’heure du mandat de l’IVD et à éclairer l’opinion publique nationale et internationale sur les vrais enjeux des tentatives d’avortement du processus. Toutefois en vérité le rassemblement de toute la société civile pro justice transitionnelle parait comme une démonstration de force à l’encontre des autorités qui semblent vouloir en finir une fois pour toutes avec la commission vérité. En effet après l’adoption en septembre dernier d’une loi d’amnistie de hauts fonctionnaires soupçonnés de corruption, le 26 mars dernier et dans une ambiance de séance plénière houleuse, l’Assemblée des représentants du peuple (ARP) a opposé son véto contre la décision de l’Instance Vérité et Dignité de proroger son mandat d’une année supplémentaire pour finaliser ses dossiers.
« Qui se chargera du travail restant ? »
Le vote d’une soixantaine de députés sur un total de 217 membres de rejeter la décision de l’IVD a selon les ONG initiatrices du colloque-rassemblement et d’un communiqué publié le 17 avril dernier « démasqué les vraies raisons d’une telle « décision », à savoir l’enterrement de manière définitive de cette expérience qui fait de la Tunisie un exemple de maturité, de sagesse et de pertinence en ce qui concerne les transitions démocratiques ».
Intervenant au cours de la conférence, Mokhtar Trifi, Président de la Fédération Internationale des Ligues des Droits de l’Homme (FILDH) a posé plusieurs questions : « Si l’IVD partait le 31 mai, quelle structure la remplacera ? Les députés auront-ils le temps de publier rapidement une nouvelle loi sur la justice transitionnelle ? Qui va se charger de tout le travail qui reste à accomplir ? Les dossiers à instruire pour les chambres spécialisées ? Le rapport final à rédiger ? Ou se suffira-t-on de ce qui a été présenté ? Les députés qui se sont opposés à l’IVD lors de la plénière du 26 mars ont-ils des réponses à toutes os appréhensions et à celles en particulier des victimes, toujours oubliées ? ».
Observations et inquiétudes du Rapporteur spécial
Tout porte à croire que les autorités se trouvent dans une situation plus qu’embarrassante suite à des réactions internationales, dont celles de l’Union Européenne, critiquant la position du gouvernement tunisien envers son Instance vérité. A preuve, presque deux mois après la tumultueuse assemblée générale sous la coupole de l’hémicycle, aucun avis de la clôture officielle de ses travaux n’est jusqu’ici parvenu à la commission vérité. La décision n’a pas été non plus publiée dans le Journal officiel.
La pression sur le gouvernement a augmenté ces derniers jours, notamment depuis la publication le 30 avril par le Rapporteur spécial sur la promotion de la vérité, de la justice, de la réparation et des garanties de non-répétition, Pablo de Greiff de ses « Observations et recommandations sur les évènements récents concernant l’Instance Vérité et Dignité ».
Pablo de Greiff y prévient contre une seconde victimisation de ceux dont les droits ont été auparavant occultés : « Si à ce stade, le processus de recherche de la vérité venait à être avorté, les victimes qui ont déjà subi de terribles violations seraient encore une fois accablées ».
Lui-même alerté par des associations de victimes, il insiste : « Interrompre le travail de l’Instance Vérité et Dignité avant d'avoir achevé une évaluation complète des violations et des schémas pertinents y afférant (en particulier lorsque l'interruption résulte d'une décision parlementaire qui ne peut être considérée comme exprimant un consensus parmi les partis au parlement) risque de provoquer de nouvelles fragmentations sociales ».
Le gouvernement tunisien dispose de 60 jours pour répondre aux observations et questions du Rapporteur spécial.
La société civile elle ne semble pas prête à faire marcher, ni à lâcher la pression sur les autorités.