« La justice transitionnelle émerge d’une situation de conflit, d’où les frictions qu’elle peut entrainer. Or les résistances politiques au processus apparues en Tunisie ne sont pas contre la justice transitionnelle mais veulent plutôt l’orienter selon un cheminement particulier », affirme Mariam Salehi, chercheuse à l’Université de Marburg lors du colloque international intitulé : « Justice&transition: la Tunisie à la croisée des chemins ».
Un colloque organisé les 27 et 28 juin à la Bibliothèque Nationale de Tunis par la Fondation Hirondelle et l’Université de Warwick en Angleterre. L’événement a enregistré la participation de juristes, de politologues, de chercheurs en sciences humaines et de journalistes tunisiens et étrangers de renom, qui ont présenté des interventions de grande qualité explorant les différents types de résistance rencontrés le long des dernières années, qu’ils soient d’ordre juridique, émanant de la sphère médiatique, liés au politique, ou plus profondément ancrés dans l’identité collective. Des victimes, des acteurs associatifs, des hommes politiques et des commissaires de l’Instance vérité et dignité y ont également pris part enrichissant le thème du colloque, ses quatre panels et sa table ronde, de multiples points de vue et de différentes perspectives.
Un dispositif basé sur l’amnistie
Comme l’a relevé Mariam Salehi, c’est de la controverse autour du cheminement à prendre, que naissent les passions, mais aussi les adhésions et les résistances. Et si Samir Dilou, député et ex ministre des Droits de l’Homme et de la Justice Transitionnelle au temps de la Troïka dirigée par les islamistes, a affirmé dans son témoignage que la loi encadrant la justice transitionnelle est née dans le cadre d’un dialogue national et « devrait selon le principe du parallélisme des formes se poursuivre selon cette démarche. Ni une constitution, ni une loi de justice transitionnelle ne s’écrivent par une majorité », Lotfi Nabli, du parti Nida Tounes, à la tête du gouvernement actuel ne partage pas cet avis. Pour le représentant de la formation créée par le président de la République, Béji Caied Essebsi en 2012, sortie gagnante des élections de 2014 : « On devrait revisiter le processus et le corriger au vu du blocage qu’entraine la gestion de la commission vérité par une personnalité à la communication déficitaire -notamment avec le bloc de Nida Tounes au Parlement- comme celle de sa présidente, Sihem Bensedrine. D’où entre autres l’idée de la loi sur la réconciliation administrative proposée par le Président ».
Professeur à l’Université de Jendouba en Tunisie, Mohamed Limam explique : « En vue d’imposer sa conception de la réconciliation et de la justice transitionnelle, Béji Caied Essebsi va procéder de deux manières : proposer un deuxième dispositif basé sur l’amnistie, d’une part et exclure l’Instance Vérité et Dignité en rendant caduques ses prérogatives relatives à la corruption et l’abus d’argent public, d’autre part. Béji Caied Essebsi a une conception minimaliste de la justice transitionnelle qui a pour but l’amnistie amnésique. D’après lui, il faut « cesser de régler nos comptes avec le passé. Il faut tourner la page des poursuites… », après tout, « A quoi cela nous mène-t-il d’emprisonner les gens ? » déclarait-il sur Paris Match en 2015 ».
Un processus pour éviter les violences politiques
Ces passions que met à jour le processus se sont exprimées avec toute leur violence lors du vote du Parlement contre la décision de l’Instance Vérité et Dignité de prolonger son mandat jusqu’au 31 décembre 2011. Le Professeur de droit public et doyen de la Faculté des Sciences juridiques de l’Ariana, également ancien ministre de la Justice a disséqué les vices de forme et de fond juridiques de cette houleuse séance plénière de l’Assemblée des représentants du peuple (ARP) du 26 mars 2018.
« Les irrégularités au cours de cette plénière de l’ARP vont de l’absence du quorum, au manque de référent juridique pour le parlement afin d’appuyer ou de désapprouver une telle décision de l’Instance Vérité et Dignité, qui est une instance administrative, indépendante, implicitement constitutionnelle, non soumise à aucune autorité, ni hiérarchie ».
Amine Ghali, directeur des programmes au Centre Kawakibi des transitions démocratiques avait mentionné lors de la présentation générale du colloque à quel point la justice transitionnelle avait fait éviter au pays les violences politiques, qui se sont déployées ailleurs comme en Lybie. Or pour Mohamed Salah Ben Aissa, la justice transitionnelle reste le lieu d’un conflit profond :« Celui qui oppose d’un côté ceux qui veulent construire l’avenir de la Tunisie en partant d’un bilan et d’un inventaire du passé, établis sans complaisance et d’un autre côté ceux qui veulent faire l’impasse totale sur le passé en réduisant la justice transitionnelle à un simple programme de réparation judiciaire accordée aux victimes et sur lequel ils croient pouvoir construire une réconciliation nationale. »
« L’Instance Vérité et Dignité a grandi dans le giron de la contre révolution »
Conflits et résistances ont été également relevés dans les médias tunisiens couvrant la justice transitionnelle, où plusieurs dérapages déontologiques ont émaillé une matière, otage à tiraillements de tous types et de rapports de force politiques, qui n’arrêtent pas de changer.
« …dans ce sillage, le monde des médias qui n’a pas connu de changements structurels substantiels depuis le déclenchement de la « révolution » - mis à part l’exercice effectif de la liberté d’expression - n’est pas en reste. Il est aussi traversé par des tensions qui se cristallisent et s’aiguisent au moment de la médiatisation des débats sur le processus de la justice transitionnelle », insiste le Professeur Larbi Chouikha, politologue et chercheur en sciences de l’information et de la communication, auteur entre autres d’un ouvrage de référence intitulé « Des séquelles de l’étatisation aux aléas de la transition : La difficile transformation des médias » ( 2015).
Au cours de cette médiatisation la machine à diaboliser l’Instance Vérité et Dignité, animée par des groupes et lobbies politico financiers se recrutant dans l’ancien régime a fonctionné à plein régime livrant au public des débats sans contradicteur et des opinions dominées par un seul point de vue, celui hostile au processus.
« Le procédé le plus marquant est celui de la désinstitutionnalisation de l’Instance Vérité et Dignité à travers la focalisation sur la personne de sa présidente, Sihem Bensedrine, au point d’enlever à l’Instance Vérité et Dignité le caractère d’une institution de l’Etat comme si elle était une entreprise individuelle. Ainsi, la justice transitionnelle est présentée comme un enjeu personnel et non pas comme une nécessité pour l’intérêt public. Chaque conflit avec un autre membre du conseil de l’instance, chaque déclaration de la présidente, chaque évolution dans le processus sont ainsi traités par la majorité des médias dominants de sorte à aliéner les enjeux de l’imputabilité et de la restitution de la mémoire collective », affirme Thameur Mekki, rédacteur en chef du site indépendant, Nawaat.
Pour expliquer toutes ces polémiques et ces divers tiraillements autour de la justice transitionnelle et de la commission vérité, Sihem Bensedrine, la présidente de l’Instance Vérité et Dignité a fait remarquer à la clôture du séminaire tout le paradoxe qui entoure son Instance : « enfant de la révolution, elle a grandi dans le giron de la contre révolution. Puisque le contexte politique dans lequel elle évolue aujourd’hui est marqué par la mise en place d’un gouvernement où dominent des cadres de l’ancien régime ».