Le procès des auteurs présumés de l’attentat qui coûta la vie en 2005 à l’ex-premier ministre libanais Rafik Hariri et à une vingtaine d’autres personnes touche à sa fin devant le Tribunal spécial pour le Liban. Les conclusions finales ont été entendues du 11 au 21 septembre à La Haye. Mais, fait rare dans l’histoire de la justice internationale, le procès s’est déroulé en l’absence totale des accusés, suscitant des interrogations sur la pertinence et l’intérêt de ce tribunal.
Le 11 septembre, la salle d’audience et la galerie publique du Tribunal pour le Liban (TSL) étaient pleines à l’ouverture des conclusions finales. Mais aucun des quatre accusés ne se trouvait dans le box. De fait, les quatre équipes de la défense n’ont jamais rencontré leurs clients, toujours en fuite. Inculpés en 2011, Jamil Ayyash, Hassan Habib Merhi, Assad Hassan Sabra et Hussein Hassan Oneissi sont accusés d’avoir joué un rôle dans la préparation et l’exécution de l’attentat terroriste qui a tué Rafik Hariri et plus de 20 autres personnes et blessé plus de 200 autres, au centre-ville de Beyrouth en 2005. En 2012, alors qu’ils n’avaient toujours pas été arrêtés, le tribunal a décidé de les juger par contumace.
Depuis Nuremberg et jusqu’à l’ouverture du procès « Ayyash et autres » en 2014, aucun tribunal international n’avait jugé un accusé en son absence. Beaucoup de spécialistes du droit international affirment que les procès par contumace violent le droit des accusés, notamment le droit d’être présent à son procès. Dov Jacobs, maître assistant à l’Université de Leiden et membre de l’équipe de défense de l’ex-président ivoirien Laurent Ggagbo devant la Cour pénale internationale, n’hésite pas à comparer cette situation à “un match de boxe sans adversaire”.
Dans le piège de la politique libanaise
Les analystes s’interrogent sur la légitimité d’une telle procédure, tant sur le plan international qu’au Liban, et sur l’héritage que laissera cette cour. « Il est probable que cela ne soit pas pris au sérieux par le peuple libanais », craint Karlijn van der Voort, une experte néerlandaise en droit international qui a suivi de très près, depuis plusieurs années, le Tribunal pour le Liban. « L’héritage aura ainsi peu d’impact et la très évidente incapacité des autorités à arrêter les accusés ne pourra que renforcer leur popularité dans certains milieux » au Liban, estime l’universitaire.
Sur le plan politique, le Tribunal spécial divise les Libanais dans la mesure où les procureurs ont ouvertement lié les accusés au mouvement chiite Hezbollah, soutenu par l’Iran. Après des années passées à l’arrière-plan de la scène politique libanaise, le Hezbollah entend jouer un plus grand rôle après sa démonstration de force aux élections parlementaires de mai dernier. Le Hezbollah est un détracteur virulent du tribunal, qu’il considère comme une création de ses ennemis – les Etats Unis et Israël.
L’actuel premier ministre désigné Saad Hariri, fils de Rafik Hariri, est, lui, un fervent défenseur du tribunal. Présent au premier jour des conclusions finales, il figure parmi les parties civiles dans cette affaire. Cependant, pour former un gouvernement d’union nationale, il ne peut pas se permettre de se passer du Hezbollah.
Interrogé par la presse, il a tenu un langage bien différent de celui des procureurs qui s’étaient attachés, dans leurs conclusions finales, à mettre en évidence les liens des accusés avec le Hezbollah. « Il y a des choses qui blessent, mais quand on est dans une position de responsabilité, on doit viser l’intérêt du pays », a -t-il dit.
Manquer de crédibilité peut être un atout
L’autre fait qui réduit la tension politique est que, dans une grande mesure, le procès est hautement technique, avec des accusations basées principalement sur des preuves circonstancielles émanant d’enregistrements de téléphones portables. Au lieu de s’appuyer sur de douloureux récits de témoins oculaires ou des photos ou vidéos médico-légales, le réquisitoire a surtout été un cours magistral à grande vitesse en matière d’évaluation de données fournies par les opérateurs de téléphonie mobile sur leur réseau, ses utilisateurs et leur localisation, avec beaucoup de graphiques et de cartes.
En l’absence des accusés, les équipes de défense ont, elles aussi, opté pour des plaidoiries techniques, mettant surtout en cause la crédibilité des preuves techniques et soulignant que l’accusation ne reposait que sur des éléments de preuve circonstanciels, sans liens réels avec les accusés.
Au terme de ces conclusions finales après quatre ans de procès, les juges se sont retirés pour délibérer. Si le verdict attendu risque d’être controversé, il n’est pas certain qu’il plonge le pays dans le chaos, comme certains l’avaient craint lors de la création du tribunal.
« Le fait que les inculpés n’étaient pas présents et n’ont pas eu la chance de se défendre eux-mêmes jettera beaucoup de doute sur la crédibilité de toute décision qui sera prise par le tribunal », estime Imad Salamey, maître de conférences en sciences politiques à l’Université américaine libanaise. « Cela désamorcera la tension politique », indique l’universitaire, en rappelant que beaucoup de partis politiques ont déjà pris leurs distances avec le tribunal.
Les juges seront-ils prudents?
Pour Dov Jacobs, tout dépendra de la façon dont les juges s’y prendront. Certes, dans leurs réquisitions, les procureurs ont clairement désigné le Hezbollah comme le cerveau de l’attentat qui a coûté la vie à Hariri, mais ils ont aussi souligné que les juges n’avaient pas à se prononcer sur la responsabilité ou non du Hezbollah et que leur tâche consistait à se prononcer sur la culpabilité individuelle ou non de chacun des quatre accusés.
Si les juges du Tribunal pour le Liban décident d’emboîter le pas aux autres tribunaux internationaux, en retraçant l’histoire du Liban et en se prononçant sur le rôle qu’aurait joué le Hezbollah, leur verdict ne manquera pas d’avoir des répercussions politiques. « Accusé ou pas, si le Hezbollah est clairement désigné dans le verdict comme le fauteur de troubles au Liban, alors le verdict aura un impact » politique, prévient Jacobs. « Le jugement aura un impact limité si les juges y vont avec prudence et restent très techniques, sans aucune allusion à toute considération politique », ajoute-t-il.
Le verdict est attendu dans le premier semestre de l’année prochaine.