« Madame la magistrate, je souhaiterais poursuivre ma déposition. Car je ne suis pas sûre si, à la prochaine audience, je serai encore en vie. » Ainsi s’exprime Bessma Baliî après plus d’une heure de témoignage devant la chambre spécialisée en justice transitionnelle de Nabeul, dans le Cap Bon tunisien.
Dans une salle comble, remplie presque exclusivement d’avocats, de militants et d’associations proches du mouvement islamiste Ennahdha, qui a mobilisé un bus, parti de Tunis pour Nabeul le matin même à l’aube, la voix presqu’imperceptible de Bessma Baliî vient de détailler les sévices qu’elle a subis pendant deux mois au poste des Brigades de recherche de la garde nationale de Nabeul, à l’automne de l’année 1991. « Jamais je n’aurais cru des Tunisiens capables d’une telle férocité ! », s’exclame-t-elle entre deux pleurs, ce vendredi 28 septembre.
Affaiblie et amaigrie depuis qu’elle est venue partager son expérience traumatique, en novembre 2016, devant des milliers de téléspectateurs lors des auditions publiques de l’Instance vérité et dignité (IVD), Bessma Baliî s’est présentée à la cour sur une chaise roulante. Une grave maladie accable depuis des mois le corps de ce témoin clé des violations graves des droits humains commis sous l’ancien régime du président Ben Ali. Victime de torture, de harcèlement sexuel et moral et de dix années de contrôle administratif, Bessma Baliî, dont la famille a subi humiliations et persécutions policières, est aussi le témoin central d’homicides volontaires commis sur des militants islamistes au début des années 90.
Dans l’enfer de la Brigade de recherche de Nabeul
A l’orée de cette décennie-là, le régime de Ben Ali procède à une grande vague d’arrestations d’opposants et notamment ceux appartenant à Ennahdha, comme Bessma Baliî. Elle a 26 ans à l’époque, est originaire d’une famille nombreuse, pauvre et islamo-conservatrice, et milite à Menzel Bouzelfa, son village natal (60 km au nord-est de Tunis), dans l’univers social et caritatif du mouvement. La rafle qui vise les islamistes la pousse à partir se réfugier chez des proches qui résident dans la capitale. Mais des agents des Brigades de recherche de la garde nationale de Nabeul, sous la direction d’Abdelfettah Ladib, la traquent, kidnappent sa petite sœur et la forcent à les guider sur les traces de Bessma. Aucun mandat d’arrêt n’est pourtant émis contre les deux filles.
« Sur le trajet de retour vers Nabeul, on nous a fourrées, ma sœur et moi, dans une voiture pleine à craquer de policiers. Ils nous harcelaient sexuellement, nous faisaient subir des attouchements tout en nous menaçant de viol. Ma sœur était terrorisée et n’arrêtait pas de sangloter. Je n’oublierai jamais son regard », se souvient la victime.
Mais le pire est à venir. Le supplice de Bessma Baliî commence dès qu’elle franchit le poste des Brigades. Torture physique et morale – elle écoutera pendant dix jours les cris et les supplications de sa petite sœur enfermée et torturée dans la geôle voisine –, coups, insultes, harcèlement sexuel, attouchements la nuit… « J’aurais voulu mourir, ou au moins m’évanouir », se lamente-t-elle.
Viols et meurtres
On la force également à assister à des scènes de torture d’hommes dénudés et de violences sexuelles sur d’autres femmes, des épouses de détenus, utilisées comme appât et moyen de pression pour tirer des aveux de leurs maris. Réduite à une forme d’esclavage, elle est tenue de laver les habits des prisonniers ensanglantés et d’essuyer les traces de sang sur le sol. Au mois d’octobre 1991, elle est témoin des séances de torture subies par Rachid Chamakhi, « que l’on exhibait nu, ensanglanté et menotté dans les couloirs pour terrifier les autres détenus », raconte-t-elle, et de l’agonie de Fayçal Baraket, tous deux morts à quelques jours d’intervalle, sous la torture, dans le même local des fameuses Brigades et sous la main des mêmes tortionnaires. Ceux-là mêmes qui se sont révélés d’une rare cruauté envers Bessma Baliî et sa sœur.
Au bout de dix jours de détention, sa sœur est libérée. Le calvaire de Bessma continuera, lui, jusqu'à ce qu’elle soit déférée devant la justice et inculpée pour appartenance à un parti non reconnu et distribution de tracts. « Si je suis malade aujourd’hui, c’est pour tout ce que nous avons vécu, ma famille et moi, et pour tout ce que des milliers de femmes ont enduré dans leur chair et dans leur âme », gémit-elle à la barre.
Logistique déficiente et absence des accusés
Bessma Baliî a la force et le courage d’être présente. Mais ses bourreaux, une dizaine d’hommes, encore en vie pour leur plupart et dont elle cite les noms et les fonctions, sont invisibles : ils se sont absentés de l’audience, comme dans les procès Chammakhi et Baraket qui ont eu lieu dernièrement.
L’avocat et député islamiste Samir Dilou, également ancien ministre des Droits de l’homme et de la justice transitionnelle sous la Troïka (décembre 2011- janvier 2014), intervient pour réclamer : « Madame la présidente, depuis le début des procès des chambres spécialisées, une jurisprudence est en train de se construire. Je vous prie donc de bien vouloir prendre des mesures préventives contre les inculpés pour éviter que l’impunité se poursuive : veiller à ce que des décisions d’interdiction de quitter le territoire soient prises et publier au plus vite des mandats d’amener contre les accusés. »
Puis, ce sera au tour des avocats de la partie civile et de la représentante de l’Association des magistrats tunisiens (AMT) de protester. Objet de leur critique : le manque de logistique nécessaire, un micro, une sonorisation adaptée, un paravent et un enregistrement afin de documenter ces procès historiques contre les atteintes aux droits humains. « Si les accusés sont absents, que je suis pratiquement le seul à écouter Bessma parce que je me trouve juste derrière elle et que les gens au fond de la salle n’entendent rien de ses révélations, en plus d’un dispositif d’enregistrement qui fait défaut, à quoi bon servira ce procès ? », s’insurge Samir Dilou.
Malgré une empathie et une compassion visibles envers l’ancienne victime, la présidente de la chambre décide de suspendre, puis finalement de reporter l’audience au 5 octobre, selon le vœu des avocats qui ont réclamé la poursuite du procès à « une date ultérieure, la plus proche possible vue l’état de santé critique de Bessma Baliî ».