Elles ont souffert de discrimination, d’exclusion, de harcèlement, de contrôle administratif continu et de répressions policières. Privées par le pouvoir du président Ben Ali de travail, de tout acte de solidarité familiale et de toute ressource économique, seules sans le père de leurs enfants, elles ont été obligées d’accepter les tâches les plus dégradantes pour subvenir aux besoins de leurs familles. Elles ont souvent été poussées, à coup de pressions des autorités, au divorce d’avec un homme aimé. Leurs enfants ont été interdits de scolarité ou de poursuivre des études parfois entamées brillamment.
Elles, ce sont les épouses des prisonniers politiques, et elles forment le lot principal des victimes indirectes des soixante années de dictature tunisienne. C’est ce que vient de révéler un rapport réalisé pour le compte du Centre international pour la justice transitionnelle (ICTJ) par Doris H. Gray, professeure associée à l’université Al Akhawayn, à Ifrane, au Maroc, et spécialiste des questions d’égalité en Afrique du Nord.
Des épouses livrées au harcèlement des autorités
Intitulé « Qui écoute ma voix aujourd’hui ? », le rapport (Titre original : "Who hears my voice today?", disponible en anglais et en arabe) s’est intéressé à 250 femmes vivant dans neuf gouvernorats du pays situés du nord au sud de la Tunisie. Des victimes indirectes de toutes les crises et dissidences politiques qu’a connues le pays au cours de ces six dernières décennies couvertes par la loi organique sur la justice transitionnelle de décembre 2013 : du youssefisme (première crise politique ayant agité la Tunisie au moment de son indépendance, quand en juin 1955 Salah Ben Youssef s'oppose à Habib Bourguiba, qu’il accuse de signer « une convention renforçant le régime colonial français ») au communisme, au syndicalisme, à l’islamisme et à la révolution de 2014.
Ces entretiens se sont déroulés entre juillet et décembre 2017. Tandis que la victime directe est celle qui a, selon la loi sur la justice transitionnelle, subi une violation des droits de l’homme pour avoir agi dans le cadre d’une opposition au pouvoir en place, la victime indirecte affronte les répercussions de son lien avec un prisonnier d’opinion, y compris lorsqu’elle se révèle apolitique. Ce sont des épouses, des mères, des sœurs ou des filles, des fils et des frères des dissidents politiques. La différence entre victimes directes et indirectes est parfois infime et difficile à déceler.
« Il est arrivé que des femmes victimes indirectes connaissent plus de souffrances encore que celles qui sont jetées dans les geôles ou torturées. Une dame nous a confié : « Mon mari était incarcéré et moi j’affrontais une prison plus large encore : la Tunisie toute entière », raconte Doris H. Gray.
« J’ai avorté dans un poste de police »
Le rapport de 39 pages est ponctué de récits de femmes confiés sur le ton de la confidence. Respectant le besoin d’anonymat des témoins, le Professeur Gray a changé les prénoms des personnes interviewées. Parmi les drames des victimes indirectes, elle cite celui de Fatma, 86 ans, femme d’un militant youssefiste, dont les enfants, puis les petits-enfants, ont été stigmatisés au fil des générations et partout où ils sont passés, pour l’opposition de leur père et grand-père au pouvoir du président Bourguiba (1957-2001).
Plus jeunes, des femmes victimes indirectes ont partagé le même calvaire dans une solitude absolue. C’est le cas de Meriem, qui raconte dans le rapport comment son enfant handicapé a été privé de soins pendant une longue période à cause des opinions politiques de son père. A force de subir contrôles administratifs et descentes de police à toute heure de la journée, Lamia a, elle, dû avorter dans le poste de la police de sa région. « Mon bébé a été jeté à la poubelle par les forces de sécurité. Ma mère est revenue le lendemain pour le récupérer et l’enterrer », se souvient la dame.
La « circulaire 108 », qui interdit le port du voile dans les lieux publics, a elle aussi fait beaucoup de dégâts parmi cette catégorie de rescapées de la dictature. Cette disposition, instituée par le président Ben Ali, permettait de faire pression sur les femmes islamistes, notamment en leur interdisant l’accès à l’université et à tout emploi dans le secteur public.
Les épouses et les filles ont raconté au Professeur Gray comment la libération tant attendue du prisonnier politique a décuplé le supplice de la famille. De retour à la maison, le mari, qui a subi tortures et violences sexuelles, ne peut plus nouer de relation intime avec sa femme ; il devient violent, distant et intolérant avec ses enfants. Son traumatisme contamine les siens. Les relations entre les uns et les autres deviennent intolérables. « Les femmes qui se sont confiées à moi ne savent même pas que ce mal être de leur mari peut se soigner dans des centres thérapeutiques spécialisés », écrit l’auteure du rapport, « elles n’ont pas été interrogées sur ce volet de leur vie et de leur souffrance lors des auditions privées qu’elles ont eues avec les écoutants de l’Instance vérité et dignité. »
Des enfants sous l’emprise de la peur
Vivant sous l’emprise de la peur et de la méfiance à l’égard de tous, les enfants montrent des signes de malaise relationnel et de fragilité psychologique. Ils se révoltent aujourd’hui contre les prises de position politiques de leurs pères, accentuant les conflits au sein de la famille. « Nous étions prisonniers des choix de notre père », avoue Zeineb, 24 ans.
Professeur Gray inclue dans son rapport un certain nombre de recommandations. Elle préconise, entre autres, d’ajouter dans le rapport final de l’Instance vérité et dignité, attendu fin décembre, une section concernant les victimes indirectes, leurs expériences, leurs demandes et leurs besoins spécifiques. Mais également de les intégrer dans les excuses publiques présentées aux rescapés de la répression, leur prodiguer les thérapies et les soins nécessaires, faire bénéficier leurs enfants d’une discrimination positive dans l’accès aux études et à l’emploi.