Ce 21 décembre 2018, la cour d’appel de la chambre d’assises de Rome décidera la réouverture ou non des enquêtes sur les crimes de l’Opération Condor. Familles des victimes et militants des droits de l’homme espèrent que le tribunal acceptera de prendre en considération des documents et des témoignages récemment découverts. La réouverture de la procédure pourrait conduire à l’annulation de plusieurs acquittements prononcés en première instance.
Ce procès italien n’est que la dernière en date des initiatives pour juger les atrocités transnationales connues sous le nom de « Opération Condor » et perpétrées par des Etats d’Amérique du Sud dans les années 70. Dans les années 80, tandis que les régimes militaires sud-américains retournaient lentement à la démocratie, des plaintes avaient été déposées devant les tribunaux. Or, de manière extraordinaire, cet effort judiciaire sans équivalent, mené dans plusieurs pays, est toujours en cours quarante ans plus tard.
Opération condor
Entre les années 50 et les années 80, les régimes autoritaires d’Amérique du Sud ont systématiquement réprimé toute forme d’opposition, pacifique ou armée. Les victimes de détention illégale, d’exécutions extrajudiciaires, de meurtre, de disparition, de torture et de violences sexuelles se comptèrent par milliers. Même les bébés nés de femmes emprisonnées dans des centres de détention clandestins furent donnés, illégalement, à des familles loyales à la dictature.
Au-delà de la répression à l’intérieur de chaque pays, ces Etats criminels créèrent l’Opération Condor en vue de coordonner la répression à l’échelle régionale et de mettre en place une zone de terreur et d’impunité sans frontières, de 1975, au moins, à 1981 (voir carte ci-dessous). « Opération Condor » était le nom de code de cette coordination transnationale établie par l’Argentine, la Bolivie, le Chili, le Paraguay et l’Uruguay en 1975. Le Brésil s’y joignit en 1976, le Pérou et l’Equateur en 1978.
L’Opération Condor n’a épargné personne. Réfugiés et demandeurs d’asile étaient particulièrement ciblés tandis que l’identité biologique de leurs enfants – illégalement détenus avec leurs parents – leur était volée pour être remplacée par celles de familles adoptives. Il n’existe pas de chiffres officiels mais une banque de données sur les crimes de cette répression régionale peut confirmer, à ce jour, un minimum de 420 victimes représentant onze nationalités. La grande majorité d’entre elles sont uruguayennes (223 personnes, 53 %), suivies par les victimes argentines (75 personnes, 17 %) et chiliennes (62 personnes, 15 %).
Le recours à une approche centrée sur l’Etat et sur les violations des droits de l’homme commises à l’intérieur de frontières nationales a marqué la pratique et la recherche dans le domaine de la justice transitionnelle. Cette optique dominante a marginalisé l’analyse des violations des droits de l’homme qui n’entrent pas exactement dans un cadre national.
Quelle réponse apporter donc à une terreur qui ignore les frontières ? De quelles options disposent les victimes, leurs familles ainsi que les militants des droits de l’homme dans leur quête de justice ?
Les procès de l’Opération Condor offrent de précieux enseignements sur une justice extraterritoriale pour des violations des droits de l’homme. Les enquêtes sur les crimes transnationaux de l’Opération Condor couvrent en effet un réseau complexe de pays et d’acteurs. Depuis la fin des années 70, au moins 25 enquêtes criminelles ont abouti devant les tribunaux nationaux de sept pays : l’Argentine, le Brésil, le Chili, l’Uruguay, le Paraguay, l’Italie et les Etats-Unis. Les principaux catalyseurs de cet extraordinaire processus ont été les rescapés, leurs familles, et leurs soutiens au sein des organisations des droits de l’homme et de la société civile qui n’ont jamais abandonné leur quête de justice.
Une justice au-delà des frontières
Classer les enquêtes sur l’Opération Condor par catégorie en fonction de leur stade judiciaire, du fond de l’affaire ou par pays permet de mieux comprendre ce processus judiciaire à multiples facettes. En ce qui concerne le stade judiciaire, la majorité des affaires ont été jugées (15 sur 25), au moins en première instance. Un dossier a été classé après la mort du seul accusé visé, et neuf autres sont toujours en phase préliminaire au procès. Les verdict prononcés dans les 15 affaires jugées jusqu’ici ont condamné 71 individus pour des crimes commis contre 201 victimes.
En ce qui concerne le fond traité, les enquêtes se partagent en deux catégories principales. La plupart des affaires (22) traitent d’épisodes criminels spécifiques définis par l’affiliation politique des victimes, le lieu de détention, ou la nature emblématique des torts commis. Par exemple, les procès en Uruguay se concentrent sur les persécutions à l’encontre de membres de mouvements politiques ayant pris l’exil en Argentine, comme le Parti de la victoire du peuple (PVP) et les Groupes d’action unifiée (GAU). Au Chili, un dossier phare a été, au milieu des années 90, celui visant le chef de la police secrète chilienne et son adjoint pour l’assassinat, en septembre 1976, à Washington DC, du diplomate chilien en exil Orlando Letelier et de son collègue à l’Institut des études politiques, Ronni Moffitt. Seuls trois procès ont vu les procureurs et les juges traiter du modus operandi global de ce réseau transnational de la terreur. Le plus important a été le procès de l’Opération Condor en Argentine qui, en étudiant les dossiers de 107 victimes emblématiques de différentes nationalités, a enquêté sur la machine interne du réseau.
Par pays, l’Uruguay compte le plus grand nombre de dossiers (12). Cela peut en partie s’expliquer par le fait que la majorité des victimes de Condor étaient uruguayennes, mais aussi du fait que les dossiers y ont souvent été articulés autour d’un cas individuel. Contrairement à l’Argentine, où les méga-procès (mega causas, comprenant un nombre important de victimes) ont été le plus souvent préférés dans la poursuite des violations passées. Les cinq procès argentins, en fait, couvrent de bien plus grands groupes de victimes de Condor, allant de 40 à 300 selon les affaires. Enfin, quatre affaires ont été ouvertes au Chili et une dans chacun des pays suivants : Brésil, Italie, Paraguay et Etats-Unis.
Une évaluation
Ce processus judiciaire hors du commun, qui trouve ses origines dans le courageux témoignage de rescapés uruguayens auprès d’Amnesty International en 1976 et 1977, se poursuit aujourd’hui. Le plus récent verdict, d’ailleurs, a été rendu au Chili il y a juste trois mois, le 21 septembre 2018.
Toutes ces procédures se sont bel et bien penchées sur des crimes transnationaux ; mais elles ont aussi contribué, de manière générale, à la lutte contre l’impunité en Amérique du Sud et au-delà. D’une part, les plaintes contre les crimes d’Opération Condor ont joué un rôle stratégique pour redonner une chance à la recherche de la vérité et de la justice en Amérique du Sud. D’autre part, la combinaison créative de différentes formes de compétence utilisées pour rendre compte d’atrocités transnationales offre d’importantes leçons pour les graves violations des droits de l’homme transfrontières ayant lieu aujourd’hui.
A la fin des années 90 et au début des années 2000, l’impunité dominait en Amérique du Sud. Dans un tel contexte, les enquêtes sur Condor ont bousculé de manière cruciale le statu quo.
A la fin des années 90 et au début des années 2000, l’impunité dominait en Amérique du Sud. Dans un tel contexte, les enquêtes sur Condor ont bousculé de manière cruciale le statu quo. Au Chili, les victimes et leurs familles ont déposé plus de 200 plaintes depuis 1998 contre Pinochet pour des crimes commis sous sa dictature. Pendant longtemps, le général a échappé avec succès aux accusations. Mais en décembre 2004, le juge Juan Guzman a, pour la première fois, inculpé Pinochet pour des atrocités commises dans le cadre de l’Opération Condor. En Argentine, dans un dossier sur le meurtre du général chilien en exil Carlos Prats et de son épouse à Buenos-Aires, en 1974, la Cour suprême a reconnu pour la première fois, en 2004, que les crimes contre l’humanité ne pouvaient pas être prescrits, ouvrant ainsi la voie aux procès sur les crimes de la dictature. En Uruguay, ce sont ces poursuites stratégiques contre Condor qui ont réussi à miner une loi d’amnistie vieille de vingt ans. Les avocats des droits de l’homme ont plaidé que les crimes commis en dehors du territoire uruguayen ne tombaient pas sous le coup de l’amnistie. La justice a finalement admis cet argument nouveau. Et en 2009, le premier verdict pour des violations des droits de l’homme commises dans le passé a été rendu en Uruguay, dans l’affaire des 28 membres du PVP assassinés à Buenos-Aires, en 1976.
Comme le montrent ces exemples, les poursuites contre l’Opération Condor ont, de fait, brisé la logique d’impunité et d’amnistie dans la région, grâce au caractère transnational des crimes allégués. Cette nature transnationale a directement remis en question la validité des politiques d’amnistie et d’impunité au niveau national. Depuis, des centaines d’agents de l’Etat ont été poursuivis pour des violations des droits de l’homme en Argentine et au Chili.
Enfin – et ce n’est pas le moins important – ces enquêtes peuvent fournir d’importantes leçons dans la poursuite de violations extraterritoriales contemporaines, comme le trafic humain. Les procès Condor montrent qu’il n’est pas besoin de recourir à des formes extraordinaires de justice. Au contraire, les mécanismes et outils existants suffisent à fournir des solutions à ces problèmes pressants. En définissant avec créativité de nouvelles compétences – territorialité, nationalité des victimes et/ou universalité – les tribunaux nationaux ont traité avec succès les atrocités trans-frontières de l’Opération Condor. Leur exemple vaut d’être étudié pour la résolution de cas actuels de crimes transnationaux.
FRANCESCA LESSA
Francesca Lessa est Marie Skłodowska-Curie Research Fellow (chercheuse attachée) au Centre pour l’Amérique latine de l’université d’Oxford. Elle est également consultante internationale pour l’Observatorio Luz Ibarburu, en Uruguay. Son article le plus récent, “Operation Condor on Trial: Justice for Transnational Human Rights Crimes in South America”, a été publié en novembre dans le Journal of Latin American Studies.