Avant le coup d’Etat du 22 juillet 1994, les conditions de vie dans la célèbre prison Mile 2 n’étaient guère enviables. Le putsch militaire pose un nouveau défi : le surpeuplement.
Construite dans les faubourgs de Banjul, la capitale de la Gambie, les cellules d’isolement de la prison qui accueillent les prisonniers spéciaux font deux mètres sur trois. En guise de lit, elles disposent d’une planche en bois ou du sol en ciment. Etabli aux abords de marécages, le bâtiment est infesté de moustiques, selon d’anciens locataires venus témoigner devant la Commission vérité, réconciliation et réparation (TRRC), depuis que celle-ci a entamé ses audiences publiques, le 7 janvier.
Pour Bubacarr Jatta, les conditions de vie à Mile 2 n’étaient tout simplement pas dignes « d’un animal ». Svelte bien qu’approchant la cinquantaine, Jatta est un ancien “toubib” de la prison, devenu aujourd’hui commissaire de la prison de Janjanbureh, principal centre de détention du pays, situé à 230 kilomètres de Banjul. Il se présente devant les neuf commissaires dans son uniforme, faisant face au conseil principal Essa Faal et son équipe, jetant de temps en temps un regard vers l’auditoire à sa droite qui compte une quarantaine de personnes.
Pas d’accès à l’hôpital pour les détenus
« Avant le coup d’Etat, tout prisonnier arrivant à Mile 2 doit avoir un mandat d’arrêt. Vous êtes soit un condamné, soit un détenu légal en cours de procès », explique Jatta. A la suite du putsch, cette règle ne vaut plus, et Mile 2 devient la résidence de dizaines d’officiers supérieurs des forces de sécurité gambiennes et de fonctionnaires du gouvernement. Il n’a pas fallu longtemps pour que les chefs militaires s’entredéchirent et que certains soient accusés d’une tentative de contre-coup. Et c’est ainsi que les prisonniers, des soldats pour la plupart, remplissent progressivement les lieux. « Après le coup, nous faisons face à une surpopulation », raconte Jatta. « Les prisonniers sont amenés à Mile 2 sans mandat ni aucun document. On nous dit généralement que "c’est un ordre de l’Exécutif" ». Les militaires disent à Jatta qu’ils sont en train « d’enquêter » et que les prisonniers, par conséquent, « ne doivent pas avoir accès à leurs avocats ni aux membres de leurs familles ».
Babucarr Jatta a une importance particulière pour les détenus. Selon lui, l’armée lui a clairement fait savoir que les prisonniers ne devaient pas être emmenés à l’hôpital et qu’aucun médecin ne devait être appelé auprès d’eux. Pourtant, la plupart des détenus arrivent avec « de multiples blessures et hématomes » et ont besoin de soins médicaux. C’est ainsi que Jatta va prendre une place si particulière pour ceux qui en ont besoin.
Jatta, en réalité, n’a jamais été formé pour s’occuper de problèmes médicaux compliqués. Il raconte avoir été formé comme secouriste à la Polyclinique, un hôpital de Banjul. Il s’agit essentiellement de panser les plaies et de donner des calmants. « Je peux prendre la tension et détecter certains signes vitaux », ajoute-t-il. Mais malgré les carences en savoir, en équipement et en médicaments, Jatta est le gars vers qui les prisonniers peuvent aller. « Tout cela n’est pas normal mais qui pouvait s’opposer à un ordre de l’Exécutif ? » interroge le toubib.
Face aux traumatismes des simulacres d’exécution
Les témoignages devant la Commission vérité sont souvent intenses, avec quelques montées d’émotions lorsque les victimes racontent leur triste sort. Il y a pourtant un moment dont la plupart des témoins se souviennent avec un petit sourire, c’est quand ils ont croisé Babucarr Jatta.
Ebrima Chongan, ancien commandant des opérations de police, arrêté puis détenu à Mile 2 pendant deux ans et demi, a été le premier témoin devant la Commission. Il se souvient de Jatta comme d’un « homme bon ». Mamat Cham, ancien capitaine dans l’armée et aujourd’hui commandant, s’en souvient aussi avec affection. Jatta se rappelle avoir traité Cham et Chongan le lendemain du jour où ils ont été apparemment soumis à un simulacre d’exécution et aux tortures. « Ebrima Chongan souffrait de multiples blessures à la tête, au dos et il suait. Mamat Cham offrait les mêmes blessures et saignait abondamment du nez », témoigne le toubib.
Selon les informations collectées par la Commission, Ebrima Chongan, Mamat Cham et un certain R.S.M Jeng ont été emmenés dans une aile à part de la prison, après le simulacre de leur exécution. Les autres prisonniers les ont vus être frappés et traînés au loin avant d’entendre des rafales d’armes automatiques. Ils en ont conclu qu’ils avaient été tués. Les militaires s’étaient alors approchés d’eux pour leur dire : « La prochaine fois, c’est vous qu’on vient chercher. »
Babucarr adopte alors un autre rôle : conseiller en traumatismes. Lui sait que les prisonniers n’ont pas été tués car il les a soignés. Il prend donc un risque, se rend à leur cellule, ouvre la porte et les amène à l’extérieur pour que leurs collègues, à qui il a dit de se tenir devant la grille de leur cellule, les voient. Selon le toubib, cela a aidé les autres détenus, parmi lesquels il en a décrit souffrant « de troubles psychiques » à cause des simulacres.
Souvenirs de la tournée matinale
A Mile 2, l’Aile Sécurité compte quatre catégories. L’isolement est considérée comme la pire. Cette aile est séparée de la cour principale par un épais mur d’environ quatre mètres de haut, avec une porte métallique noire. Jatta raconte que, lorsqu’il commence sa tournée du matin, distribuant des médicaments aux prisonniers, ceux qui se trouvent dans la cour principale lui demandent de les servir en premier car s’il commence par l’Aile Sécurité, cela lui prendra trop de temps avant de revenir vers eux. « Même les prisonniers de la cour principale me disaient : tu vas avoir du travail là-bas [dans l’Aile Sécurité] car on a entendu des bruits. Ils me disent avoir entendu des cris et des coups de feu », relate le témoin, en suggérant des tortures.
Babucarr Jatta a eu un rôle bien difficile. La remontée de ces souvenirs devant la Commission ne le fut pas moins. Mais comme il le dit lui-même, il a agi « au nom de Dieu » et, à l’époque, « personne ne savait si l’on ne serait pas le prochain à être arrêté ». Avant de conclure, en parlant de ceux qui avaient été emprisonnés : « J’aurais pu être à leur place. »