Une nouvelle aube de justice avait semblé se lever pour les victimes de la région soudanaise du Darfour lorsque la Cour pénale internationale (CPI) avait émis deux mandats d'arrêt contre le président soudanais Omar el-Béchir. Dix ans plus tard, le tribunal est empêtré dans le dossier. Ce qui avait été salué comme une percée de la justice en mars 2009 figure maintenant au passif du tribunal. La violence au Darfour continue. Bachir voyage toujours. Et, ce qui est peut-être plus important encore, les mandats d'arrêt ont divisé les États membres de la CPI et abîmé la réputation de la cour.
Le 4 mars 2009, la CPI délivre un mandat d'arrêt contre Béchir pour crimes de guerre et crimes contre l'humanité, notamment pour meurtre, extermination, viol et torture. En juillet de l'année suivante, les juges de la chambre préliminaire délivrent un nouveau mandat d'arrêt assorti de charges supplémentaires, dont celle de génocide.
A l'époque, les militants espèrent que les mandats d'arrêt vont isoler Béchir, premier chef d'Etat en exercice poursuivi par la CPI. Or, depuis, le président Béchir s'est rendu dans au moins 33 pays qui ne l'ont pas arrêté, y compris des États parties à la CPI comme l'Afrique du Sud et la Jordanie.
Un facteur d'affaiblissement pour la CPI
Aujourd'hui, les mandats d'arrêt semblent d'une autre époque. Ils ont été publiés à un moment où le soutien à la CPI était peut-être à son apogée. Dix ans plus tard, le soutien à la CPI est au plus bas, le droit international est menacé et la coopération multilatérale est en déclin.
L'affaire Béchir a servi de catalyseur à la colère d'un certain nombre de gouvernements, en particulier en Afrique. Elle a renforcé leur perception de poursuites injustes à l'encontre des Africains et d'ingérence dans les affaires intérieures. Les gouvernements du Burundi, de l'Afrique du Sud et de la Gambie ont utilisé l'affaire Béchir pour justifier leur intention de se retirer du Statut de Rome, le traité fondateur de la CPI. "Je ne pense pas que ce soit une erreur de poursuivre Béchir, mais l'affaire a empoisonné l’atmosphère avec les pays africains", analyse Eric Reeves, expert du Soudan et Senior Fellow au Centre François-Xavier Bagnoud pour la santé et les droits humains, à l'université d’Harvard. Les États africains se sont retournés contre la Cour en grande partie après que la CPI a décidé de poursuivre Béchir.
L'affaire met en lumière d’importants défis auxquels la Cour est confrontée, tels que sa dépendance envers les gouvernements et son incapacité à obtenir l'arrestation des suspects. "Plus les mandats d'arrêt durent, plus la CPI s'affaiblit", souligne Reeves. "La situation au Soudan nuit à la réputation de la CPI", convient Mark Ellis, directeur exécutif du Barreau international. "Mais ce n'est pas la faute du tribunal."
Le Conseil de sécurité de l’Onu, qui a référé la situation au Darfour à la CPI en 2006, aurait le pouvoir de contraindre les Etats à soutenir la Cour. Mais "le Conseil de sécurité n'a absolument rien fait pour sanctionner la non-coopération", dit Ellis. "Le résultat est que les États non coopératifs ne sont pas sanctionnés et, par conséquent, maintiennent leur hostilité."
Un procureur impuissant
Pour le Bureau du Procureur, les répercussions sont graves. Les enquêteurs de la CPI n'ont pas le droit d'entrer au Soudan, ont peu de soutien politique au niveau international et ne reçoivent aucun soutien financier du Conseil de sécurité. Jusqu'à présent, selon un rapport officiel, ils ont effectué 35 missions dans 18 pays pour recueillir des preuves et s'entretenir avec des témoins. En décembre dernier, la procureure Fatou Bensouda a déclaré au Conseil de sécurité que "des progrès significatifs avaient été réalisés par l'équipe d'enquête sur le Darfour" et que de nouvelles preuves avaient été recueillies en 2018. Mais ces progrès ne peuvent cacher le fait que, sans la coopération des Etats, il n'y aura pas de procès. "C'est très démoralisant", lâche Reeves.
La CPI marche ou chute en fonction de sa capacité à juger Béchir.
Le risque existe aussi que le procureur monte à nouveau un dossier bancal. Après les acquittements de l'ancien vice-président congolais Jean-Pierre Bemba et de l'ancien président de la Côte d'Ivoire Laurent Gbagbo, Béchir est la dernière affaire prestigieuse devant la CPI. "La CPI marche ou chute en fonction de sa capacité à juger Béchir", prévient Reeves.
Nouvelles pressions
Au niveau national, la situation n'est pas plus facile pour la Cour. En 2009, immédiatement après l'annonce des mandats d'arrêt, des milliers de personnes étaient descendues dans les rues pour protester contre la CPI et pour soutenir Béchir. Depuis décembre dernier, ils défilent pour exiger sa démission, malgré les balles de police, les gaz lacrymogènes et l'interdiction de facto des manifestations. Les experts pensent que, après 30 ans au pouvoir, Béchir pourrait être forcé de démissionner bientôt.
Or, tandis que Béchir pourrait être poussé à la démission, le mandat d'arrêt de la CPI semble être devenu un obstacle plutôt qu'une opportunité. Les pressions s'intensifient pour geler le dossier et permettre à Béchir de se retirer sans avoir à faire face à des juges à La Haye. L'International Crisis Group (ICG), une organisation indépendante d’analyse des conflits, a recommandé à plusieurs reprises que les États-Unis et l'Union européenne offrent une prime à la démission de Béchir, y compris par une suspension des procédures devant la CPI. L’ICG a déclaré, la semaine dernière, que le Conseil de sécurité devrait user des pouvoirs que lui confère l'Article 16 du Statut de Rome pour suspendre l'affaire pour 12 mois ou plus.
Quelques personnalités africaines influentes soutiennent cette idée. Mo Ibrahim, entrepreneur soudanais et l'une des personnes les plus riches du continent, a déclaré que la CPI devrait abandonner les poursuites si Béchir acceptait de se retirer du pouvoir. "Si cela peut sauver des vies, si cela peut nous épargner une guerre civile sanglante, qu'on laisse cet homme partir en paix", a-t-il dit dans un entretien. "Je déteste l'impunité – je veux dire que les gens devraient être punis pour leurs méfaits – mais, si c'est le prix à payer pour laisser partir cet homme, alors d’accord."
Entre ces facteurs internes, les pressions exercées pour geler l'affaire et le peu d'intérêt des Etats à arrêter et transférer Béchir à La Haye, son procès semble plus illusoire que jamais.