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Sihem Bensedrine
Présidente de l'Instance Vérité et Dignité (IVD) en Tunisie
En Tunisie, l’Instance vérité et dignité (IVD) vient de conclure ses travaux par un rapport final de deux mille pages, non encore publié au Journal officiel et que le gouvernement tunisien refuse de recevoir officiellement. Ses quatre ans et demi de mandat ont été émaillés par de nombreuses polémiques. Sa présidente, Sihem Bensedrine, revient pour JusticeInfo.net sur les embuches traversées et sur ses recommandations, que le gouvernement doit mettre en application dans un délai d’une année, selon l’article 70 de la loi sur la justice transitionnelle.
JUSTICEINFO.NET : Dans le rapport final de l’Instance vérité et dignité (IVD) vous décrivez avec force détails les entraves rencontrées durant votre mandat de présidente, qui démarre en juin 2014. Lesquelles ont été les plus insurmontables ?
SIHEM BENSEDRINE : Celles inhérentes aux blocages rencontrés avec le chef du contentieux de l’État dans le cadre de la commission d’arbitrage et de conciliation, et qui ont empêché la rentrée dans les caisses de l’État de sommes conséquentes provenant de l’argent spolié. C’est une position frustrante pour nous en particulier lorsqu’on voit la gravité de la crise économique tunisienne et la chute du pouvoir d’achat.
Pour la première fois de l’histoire de la Tunisie nous avons réussi à établir l’organigramme du ministère de l’Intérieur en montrant quels départements forment la police politique.
Autre chose, que je regrette beaucoup : nous ont terriblement manqué les documents nécessaires pour démontrer que le système tunisien ressemblait étonnamment à celui de la Stasi [l’ancienne police politique Est Allemande] en termes de mise en place de réseaux de délation. Cette violation était au cœur du système. L’accès aux archives de la police politique nous auraient conduit à montrer comment avec cette pratique de la délation généralisée on déconstruit une société, on la désarticule et on détruit les liens sociaux et familiaux. Les archives que nous avons obtenues grâce à l’apport de citoyens qui ont réussi à mettre la main sur des documents de la police ne sont malheureusement pas assez démonstratives de cette action de prédation. Toutefois, il y a un motif de satisfaction pour nous : pour la première fois de l’histoire de la Tunisie nous avons réussi à établir l’organigramme du ministère de l’Intérieur en montrant quels départements forment la police politique. De fait, la police politique se déploie sur deux grands départements : la direction générale des Services spéciaux (DGSS) et la direction générale des Services techniques (DGST).
Ce que je regrette également c’est que des institutions de l’État, notamment judiciaires, pour lesquelles nous avons le plus grand respect, n’aient pas compris la justice transitionnelle. Je cite à titre d’exemple le Tribunal administratif, qui a traité l’IVD comme si c’était une institution pérenne. Des procédures nous concernant trainent depuis cinq ans, elles ne sont toujours pas tranchées.
Un autre aspect dont ce tribunal n’a pas tenu compte : l’IVD a l’obligation, de par la loi, de poursuivre son travail pour arriver à la fin de son mandat quels que soient les obstacles. La loi stipule qu’un membre de l’Instance qui s’absente trois fois de suite et six fois non consécutives peut être révoqué. Nous ne pouvons quand même pas rester otages des absentéistes. Des commissaires ont manqué à l’appel sept fois ou huit fois. Le Tribunal administratif nous reproche de les avoir révoqués. Et l’Assemblée des représentants du peuple [le Parlement tunisien] a refusé de remplacer les membres manquants.
La justice pénale a été notre principal allié. Aujourd’hui, c’est sur leurs épaules que repose l’achèvement du processus.
Je me rends compte qu’il y a en fait une incompréhension des mécanismes de la justice transitionnelle. Je le vois lorsque des ministres viennent protester du fait qu’une personne soit jugée de nouveau devant les chambres spécialisées : « Ah c’est de l’abus de Sihem Bensedrine qui veut se venger d’une telle personne !», répète-on en faisant fi de la loi sur la justice transitionnelle. Heureusement d’autres institutions ont saisi ce qui fait la particularité de cette justice, dont la justice pénale qui a été notre principal allié. Aujourd’hui, c’est sur leurs épaules que repose l’achèvement du processus.
Vous louez l’institution judiciaire et pourtant tout le monde a constaté les lenteurs insoutenables des chambres spécialisées, où au début de cette saison judiciaire des juges spécialisés en justice transitionnelle ont été mutés sans l’avoir demandé. Comment l’expliquez-vous ?
Dans l’ensemble, la justice pénale à notre avis a adhéré au processus. Ceci ne veut pas dire que nous considérons tout comme parfait. La justice a elle aussi besoin d’être réformée. Nous avons proposé dans le rapport certaines réformes – à travers la mise en place du conseil supérieur de la magistrature – pour que cette indépendance de la justice qui en est aujourd’hui à ses prémices puisse s’installer dans la durée et ancrer ses traditions. C’est la culture de certains juges, qui sont en train de reconduire de vieux réflexes et n’ont pas encore assimilé leur indépendance qui pose problème.
Pour revenir aux chambres spécialisées, n’oublions pas toutes les menaces qui ont été proférées par les syndicats de police : « Nous n’allons pas assurer la sécurité des tribunaux qui jugent les policiers », ont-ils menacé. Et l’on n’a pas vu une réaction ferme du gouvernement face à de telles déclarations. Sous la pression, un juge a démissionné. Ils ont demandé au ministère de la Justice une meilleure protection, qu’ils n’ont toujours pas obtenue. Lorsqu’ils convoquent les auteurs de violations, il est arrivé que la police judiciaire chargée de transmettre les convocations s’abstienne de le faire. Il a fallu que certains jugent lancent des mandats d’amener pour faire bouger les choses.
A mon avis, le train de la justice judiciaire et transitionnelle est bien enclenché.
Il faut à mon avis voir toute la dynamique et non seulement les aléas. A mon avis, le train de la justice judiciaire et transitionnelle est bien enclenché. C’est vrai que le démarrage a été long et que nous n’avons encore pas atteint la vitesse de croisière, mais aujourd’hui des images sont sous nos yeux, dont les défenseurs des droits humains n’osaient même pas rêver il y a quelques temps. Enfin, les victimes sont de l’autre côté de la barre. Et ceux qui avaient les pleins pouvoirs sur la vie des gens et sur leur intégrité physique sont convoqués par les tribunaux pour répondre de leurs crimes. Il s’agit de signes forts contre l’impunité. Cela prouve que nous sommes sur les rails. Nous avançons.
Dans les médias tunisiens, on continue à contester ce que vous avez avancé dans le rapport, concernant les sommes énormes que vous auriez pu obtenir si le chef du contentieux de l’Etat avait eu la volonté de récupérer les fonds publics spoliés…
En effet, l’État a déposé à l’IVD 685 dossiers en tant que victime de corruption. Mais en cours de chemin, l’État a refusé de faire valoir ses droits. Dans une interview, j’ai dit qu’uniquement pour les deux cas de Sakhr Matri [gendre de l’ex président Ben Ali] et Belhassen Trabelsi [Beau-frère de Ben Ali], on aurait pu avoir au bas mot 500 millions de dinars de la part du premier et un milliard de dinars de la part du second [respectivement 147 500 et 295 000 millions d’euros] sur la base des dossiers mis sur la table de négociation et traités par nos analystes financiers. Nous n’avons pas pu poursuivre les négociations dans le cadre de la commission d’arbitrage, bien que Belhassen Trabelsi ait mis sur la table des discussions vingt dossiers d’un seul coup. Rien que six dossiers de ce beau frère de Ben Ali valent 600 millions de dinars. Il a écrit en plus une lettre de cinq pages pour demander pardon, démontrant beaucoup de sincérité. Les autorités ont protesté à cor et à cri dans les médias.
La question se pose : pourquoi l’État tunisien, aussi endetté et en crise économique qu’il soit aujourd’hui, refuse de recouvrer son argent ?
La question se pose : pourquoi l’État tunisien, aussi endetté et en crise économique qu’il soit aujourd’hui, refuse de recouvrer son argent ? Sur 685 dossiers, on a réussi à trancher sept dossiers où l’État a accepté le mécanisme d’arbitrage au sein de l’IVD. On a pu alors lui permettre de récupérer 745 millions de dinars [220 millions d’euros]. Il faut dire qu’au début de notre travail, nous avons pu collaborer avec un chef du contentieux de l’État, un juge intègre, qui a signé une convention d’arbitrage. Or il est démis de ses fonctions, alors qu’il se trouvait à l’étranger en mission pour récupérer de l’argent spolié, trois mois après le début de sa collaboration avec nous. Par la suite, le ministère reste une année sans chef de contentieux. Il désigne entre temps un administratif sous son autorité à qui il dicte des consignes d’action. Celui-ci bloque les procédures d’arbitrage avec Slim Chiboub [gendre de Ben Ali]. De mai 2016 à mai 2018, le nouveau chef du contentieux refuse de discuter alors que son ministère a auparavant signé une convention. Quand il fait semblant de négocier, il trouve toujours le moyen d'annuler la transaction. Nous avons recensé 4 000 reports d’audience avec le chef du contentieux de l’État durant les quatre ans et demi de notre mandat. Il s’agit d’une technique pour ne pas arbitrer. Les autorités ont en même temps cherché à accabler leurs ennemis en vue de les fourrer en prison et à faire payer leurs amis beaucoup moins de ce qu’on peut leur demander.
Vos négociations d’arbitrage se déroulent à huis clos. Quid de la vérité dans ce cas ?
L’IVD peut demander à la personne qui signe la procédure d’arbitrage de témoigner lors d’une audition publique. Un neveu de Ben Ali, Douraid Bouaouina par exemple, a refusé de témoigner publiquement lors de la séance d’auditions dédiée à la corruption douanière, nous avons alors arrêté l’arbitrage et remis son dossier à la justice. Imed Trabelsi a accepté de parler à visage découvert. Tous ceux qui ont présenté une demande d’arbitrage avec l’Etat ont signé un formulaire où ils s’engagent à témoigner publiquement si cela leur est demandé par l’IVD.
Ben Ali ne fait pas couler du sang mais tue à petit feu infligeant plus de souffrance à ses victimes. Il a pris toute la société en otage, la désarticulant et employant des méthodes vicieuses dans sa gestion de la violence.
Qu’est-ce- qui distingue à votre avis les violations commises au temps de Bourguiba de celles de l’époque Ben Ali ?
Bourguiba était plus direct dans la gestion de la répression. Quand quelqu’un le dérangeait, il envoyait quelqu’un le tuer ou le condamnait à mort. On a d’ailleurs dénombré plus d’homicides sous Bourguiba que pendant le régime de Ben Ali. Par contre, Ben Ali ne fait pas couler du sang mais tue à petit feu infligeant plus de souffrance à ses victimes. Il a pris toute la société en otage, la désarticulant et employant des méthodes vicieuses dans sa gestion de la violence. Il oblige les membres d’une famille à se dénoncer les uns les autres, il pousse les voisins à s’ériger en ennemis, il punit la solidarité humaine. Il a fait des procès à des voisins qui ont donné cinq dinars à leur voisine parce qu’elle n’avait pas de quoi manger. Un an de prison pour un don si minime ! Il sanctionne les valeurs sociales. C’est en cela que les crimes de Ben Ali en termes de répercussions et dégâts sur la société sont de loin plus graves que ceux commis par Bourguiba. Aujourd’hui cette société dont on hérite s’avère très individualiste, matérialiste et dépourvue de cohésion.
On a pu mettre la main sur des documents très importants attestant que du premier jour où Ben Ali a mis les pieds à Carthage, il a commencé à profiter des divers mécanismes de corruption et de malversation. Il pillait d’une manière organisée, peu visible, ne mettant jamais directement la main dans la caisse.
Qu’est-ce qui a permis la corruption, le clientélisme et les différentes pratiques frauduleuses, au temps de Ben Ali ?
Il y a un mythe largement répandu chez nous, à savoir que Ben Ali incarne un dictateur intègre et propre et que ceux qui s’occupent de trafic ne sont autres que les Trabelsi. Faux et archi faux ! On a pu mettre la main sur des documents très importants attestant que du premier jour où Ben Ali a mis les pieds à Carthage, il a commencé à profiter des divers mécanismes de corruption et de malversation. Il pillait d’une manière organisée, peu visible, ne mettant jamais directement la main dans la caisse. Il ressemble au parrain qui monopolise le pouvoir, distribue la manne et reçoit sa part et son pourcentage de tout le monde. Et comme dans tout système mafieux, il y a des petits électrons libres qui n’obéissent pas et qu’on punit. Une affaire a été transférée le 31 décembre 2018 par l’IVD à la justice pénale spécialisée, c’est l’affaire n° 61. Elle comprend un dossier d’instruction clé recélant toutes les affaires de corruption et de racket de l’État liées à Ben Ali et à ses proches, une trentaine d’accusés en tout. Ils avaient trois voies principales pour subtiliser l’argent public. Primo, les appels d’offres, ceux-ci ne sont signés que lorsque des pourcentages conséquents sont versés au président dans des comptes à l’étranger. Secundo, la privatisation des sociétés les plus florissantes qu’ils mettent en difficultés les vendant par la suite à leurs proches. C’est ainsi que Marouane Mabrouk [Gendre de Ben Ali et actionnaire majoritaire d'Orange Tunisie] s’est enrichi d’une manière exponentielle. Tertio, le transfert des terrains. Ils requalifient les terrains, et ce qui est public devient privé à travers un système bien rodé. Le ministère des Domaines de l’État a été créé par Ben Ali pour gérer ce trafic et ses propres domaines.
Vous affirmez dans le rapport que le programme de réparations et de réhabilitation des victimes n’épuisera pas les ressources de l’État et qu’il pourrait au contraire les renforcer. Comment ?
Le gouvernement a pris la décision de réserver au Fonds de la dignité, qui sera utilisé pour réparer les victimes, uniquement 10 millions de dinars [moins de 3 millions d’euros], une somme ridicule. Le gouvernement a décidé que le reste du financement du Fonds vient des produits de l’arbitrage, qu’il a d’ailleurs bloqué. Mais nous avons quand même réussi à obtenir 745 millions de dinars.
Autres sources de financements possibles : les dons. Des amis de notre pays et des Tunisiens vivant à l’étranger se proposent de contribuer au Fonds. Or jusqu’ici aucun numéro de compte n’a été publié par le gouvernement. C’est lui qui gère le Fonds et pas nous. Nous essayons d’expliquer aux responsables de ne pas avoir peur du Fonds de la dignité, car il va être bénéfique à l’État. Puisque beaucoup de victimes ont décidé de choisir la rente viagère au lieu de recevoir le capital en une fois. Ils demandent donc que l’Etat verse aux caisses sociales l’argent auquel ils ont droit, dans un contexte actuel de déficit total de ces caisses en vue de recevoir une rente sur le long terme.
On peut aussi renflouer cette caisse, par des réparations que l’on peut légitimement demander à plusieurs parties. La France est l’un d’eux. Ce pays est impliqué dans la mort de milliers de Tunisiens.
On peut aussi renflouer cette caisse, par des réparations que l’on peut légitimement demander à plusieurs parties. La France est l’un d’eux. Ce pays est impliqué dans la mort de milliers de Tunisiens. Ceux tombés lors de la guerre de Bizerte en 1961, près de 5 000 victimes. 300 à 350 personnes sont des militaires que l’on va retrancher des demandes de réparations, parce que pour les militaires, la mort fait partie des risques de leur métier, mais le reste ce sont des civils. En juillet 1956, les troupes françaises ont pilonné les montagnes du Sud, Agri et Djebel Bouhlel, d’Est en Ouest, et ils ont tué un millier de personnes alors que la Tunisie était indépendante depuis le mois de mars. Cet événement aussi vaut réparations. En 1958, les Français ont bombardé le village de Sakiet Sidi Youssef. Pour avoir prétendu que les Algériens se réfugiaient chez nous, ils se sont donné un droit de poursuite. Je me rappelle qu’à ce moment j’étais enfant, élève à l’école primaire, et cette attaque m’avait choquée. Et puis toutes les victimes de Djebel Bargou… Ce ne sont là que quelques exemples. Dans le mémo que l’on va faire, on va recenser exactement les noms des victimes et on va demander à la France de présenter des compensations financières à ces gens selon notre barème, à savoir 200 000 dinars par personne tuée.
Une autre partie que nous allons solliciter également est la Banque Mondiale. Elle est responsable des répercussions de la crise syndicale de 1978, où les difficultés du pays étaient inhérentes au dictat de la Banque mondiale, et des émeutes du pain de 1983-1984.
Quels sont les faits révélés par l’IVD qui vous ont le plus choquée ?
Trois événements. D’abord, le cauchemar de Sabbet Edhalem, dans les années 1950, ce lieu où des hommes ont été torturés, découpés, puis jetés dans des puits que l’on couvrait de chaux. Pour dissoudre les corps. Ensuite, lorsque pendant les émeutes du pain en 1983-1984, des jeunes de 15 et 16 ans ont été arrêtés, jugés puis répartis dans les cellules de la prison de Borj Erroumi. Au lieu de les réunir dans une même pièce, 34 jeunes hommes ont été livrés pendant deux ans aux adultes, tel un butin. Ils ont témoigné publiquement devant l’IVD en se rappelant comment ils dormaient le soir avec des pantalons ensanglantés. Enfin, le régime a exploré la violence sous toutes ses formes lors des années de persécution des islamistes : on n’attaque pas seulement l’opposant, on viole sa femme et ses enfants, on les traine de force dans les bordels. Ce qu’ils ont commis dépasse en vérité l’entendement.
BCE a tout à gagner s’il venait à s’excuser, il pourrait ainsi régénérer son image, un peu écornée avec son parti qui part en lambeaux, son fils et tout le reste.
Pensez-vous que le président de la République puisse un jour présenter, au nom de l’État, ses excuses au peuple tunisien comme l’exige votre rapport final ?
Je pense que le président Béji Caïd Essebsi (BCE) est un homme d’État, malgré tout ce qu’on peut lui reprocher dans sa gestion des droits humains aujourd’hui et dans le passé. Il est capable d’un tel acte. BCE a tout à gagner s’il venait à s’excuser, il pourrait ainsi régénérer son image, un peu écornée avec son parti qui part en lambeaux, son fils et tout le reste. C’est une voie pour sortir par la grande porte. Il peut aussi choisir de ne pas s’excuser, il faut dire que ses conseillers ne sont pas au niveau de leur tâche. Le président de la République qui va le suivre, à l’issue des prochaines élections, gagnera énormément en termes de confiance si BCE venait à présenter ses excuses aux victimes. Un geste extrêmement fort symboliquement pour consolider la cohésion sociale.
Vous n’avez encore pas été reçue par le chef du gouvernement pour lui remettre le rapport ?
Non. En refusant de se conformer à la loi, le chef du gouvernement [Youssef Chahed] montre qu’il n’est pas à la hauteur. Il prouve qu’il n’est pas un homme d’État. C’est pourquoi à mon avis, son avenir politique ne peut être que chancelant à l’image de son message d’incompétence et de parti pris. Les Tunisiens voient d’un mauvais œil qu’au lieu de se pencher sur des questions d’intérêt public, il s’intéresse à son seul avenir personnel et politique.
Malheureusement le gouvernement Chahed a refusé de le publier au Journal officiel. On est dans la logique de la privatisation de l’État.
Êtes-vous inquiète quant à la non publication du rapport au Journal officiel de Tunisie ?
La loi est claire dans ce sens. L’article 67 dit : « L’IVD rend public son rapport, elle le donne aux trois présidents, le distribue le plus largement possible et le publie sur le Journal officiel ». L’article 70 stipule qu’« à partir de la date de la publication du rapport, le gouvernement dispose d’un an pour présenter un plan d’action ». Donc la publication officielle du rapport de l’IVD s’est faite le 26 mars 2019. Dans nos règlements, la mise à la disposition du public peut se faire sur deux supports, le premier c’est le Journal officiel et le second est le site officiel de l’IVD. Nous menons une campagne pour rendre le rapport le plus accessible possible. Malheureusement le gouvernement Chahed a refusé de le publier au Journal officiel. On est dans la logique de la privatisation de l’État. C’est contre cette logique que s’érige l’IVD et la nouvelle Constitution.
Un projet de loi d’amnistie proposé par le gouvernement circule dans les couloirs de l’Assemblée des représentants. S’il était adopté ne serait-ce pas l’échec du processus de justice transitionnelle ?
Il s’agit d’une catastrophe ! C’est une loi qui ne cible pas l’IVD, puisque l’Instance a déjà produit son rapport et elle a transféré ses dossiers à la justice spécialisée. Celle loi par contre cible les chambres spécialisées. A mon humble avis, cette initiative législative ne verra pas le jour, parce qu’elle suppose qu’on amende au préalable la Constitution pour pouvoir la faire adopter. Ils n’y arriveront en tout cas pas avant les échéances électorales. Cette loi est lamentable parce qu’elle prône l’impunité et fait fi des droits et des douleurs des victimes. Elle creuse la fracture sociale identifiée dans notre rapport.
Que ferez-vous après la fin de votre mandat, le 31 mai 2019 ?
Moi-même je ne le sais pas parce que je suis dans la dynamique de diffusion et d’explication du rapport ! C’est ce qui me tient à cœur pour le moment. Je ne veux surtout pas que ce travail tombe dans l’oubli. Ce qui est certain : je ne vais pas courir les postes politiques, ils ne m’intéressent pas. Je reprendrai probablement ma place dans la société civile pour défendre cette jeune démocratie, toujours menacée, encore fragile et surtout les réformes proposées par le rapport et que des lobbies de la corruption empêchent de voir le jour.
Propos recueillis par Olfa Belhassine.
SIHEM BENSEDRINE
Sihem Bensedrine, 68 ans, préside l’Instance vérité et dignité (IVD) depuis sa création le 17 juin 2014. Diplômée en philosophie à l’Université de Toulouse, elle entame au début des années 1980 une carrière de journaliste en Tunisie pour des publications indépendantes ou d’opposition. En 2008, elle lance une radio indépendante, Radio Kalima, qui obtient une fréquence FM après la révolution de 2011. Militante des droits de l’homme elle fait partie des fondateurs du Conseil national pour les libertés de Tunisie, en 1998, qui lui vaut d’être harcelée par le régime de Ben Ali jusqu’à la chute de son régime. Son mandat à la tête de l’IVD prend fin le 31 mai 2019.