Aucune nouvelle publication sur le Rwanda n’échappe à François-Xavier Gasimba, écrivain et enseignant en littérature à l’Université du Rwanda. En observateur privilégié, il relève que parmi les quelques Rwandais qui se sont emparés de la thématique du génocide des Tutsi, les rescapés viennent en première ligne, « du fait que la littérature, comme la musique, faisait partie des moyens de faire face au traumatisme ». Ces rescapés ont « pris conscience de la nécessité de montrer qu’ils existent et veulent survivre après le calvaire qui leur [a] été imposé », poursuit Gasimba, pour qui cette littérature se caractérise par « la franchise et la générosité ».
« A travers les récits, les pièces de théâtre, les bandes dessinées ainsi que les essais, les auteurs dénoncent les rumeurs, les stéréotypes, les préjugés et les manipulations politiques qui sont à la base de l’idéologie de génocide », explique l’universitaire rwandais. L’absence d’auteurs rwandais risquait, selon lui, « de faire retomber la société rwandaise dans l’inertie avec le risque de donner brèche à la négation du génocide perpétré contre les Tutsi, à l’obscurantisme et à la pensée unique, sans innovation ni créativité ».
Ecrire pour pleurer les siens
Parmi les pionniers de la littérature rwandaise sur le génocide figure Yolande Mukagasana, une infirmière anesthésiste qui reconnaît elle-même que rien ne la prédisposait à une carrière d’écrivain. Dans un entretien avec JusticeInfo, cette rescapée raconte comment elle a pris sa plume pour s’acquitter d’une obligation de mémoire. « J'ai commencé à écrire pendant le génocide. Je ne pensais pas écrire un livre. J'ai écrit juste les dates du massacre des miens pour ne pas les oublier, je n'espérais même pas survivre. Quand je suis arrivée à Kabuga [localité à la sortie est de Kigali], qui était libéré par le Front patriotique rwandais, les autres cherchaient de quoi manger et moi j'avais un seul besoin : un crayon et un cahier. J'ai commencé à écrire au lieu de parler », se souvient cette femme qui a perdu son mari et ses enfants pendant le génocide.
Arrivée en Belgique en 1995, elle rencontre, sur les conseils d’amies, différents psychothérapeutes sans qu’un seul arrive à calmer sa douleur lancinante. « La seule chose qui pouvait m'aider restait toujours mon cahier. C'est grâce à mon écriture que j'ai pu pleurer les miens. J'avais un gros chagrin, je sentais comme un abcès qui ne murit pas au fonds de ma gorge et un cœur trop lourd pour ma poitrine. »
Depuis 1997, elle a publié ou co-publié une demi-douzaine de livres, dont le plus connu est La mort ne veut pas de moi, un récit traduit en italien, flamand, turc, norvégien, danois, hébreu, portugais et anglais. Dans ce poignant témoignage littéraire, l’auteure ne se contente pas de raconter son expérience, mais aborde aussi l’histoire du génocide, la justice et la prévention. Car elle se sent investie d’une mission au service de la vérité et de la paix dans son pays.
Une Rwandaise lauréate du Renaudot
D’autres écrivain(e)s ont suivi, dont Scholastique Mukasonga. En 1960, la famille de Mukasonga, originaire de Gikongoro (sud du Rwanda) avait été déplacée à Nyamata, dans la région du Bugesera, à l’est de Kigali, près de la frontière avec le Burundi. C’est l’époque des premiers pogroms anti-Tutsis. La future écrivaine est alors âgée de 4 ans. Chassée de son école en 1973, elle se réfugie au Burundi où elle poursuivra des études d’assistante sociale avant d’épouser un coopérant français. Installée en Basse-Normandie, au nord-est de la France, depuis 1992, c’est à travers les médias qu’elle suit le génocide des siens, restés au Rwanda. « Je n’étais pas parmi les miens quand on les découpait à la machette. Comment ai-je pu continuer à vivre pendant les jours de leur mort ? », écrit-elle dans Inyenzi ou les Cafards.
Pour l’auteure, ce génocide était programmé, on savait qu’il aurait lieu un jour, la seule inconnue était les circonstances dans lesquelles chacune des victimes serait tuée. « A Nyamata, nous avions depuis longtemps accepté que notre délivrance soit la mort. Nous avions vécu dans son attente, toujours aux aguets de son approche, inventant et réinventant malgré tout des moyens d’y échapper. […] Et les mères tremblaient d’angoisse en mettant au monde un garçon qui deviendrait un Inyenzi qu’il serait loisible d’humilier, de traquer, d’assassiner en toute impunité. Nous étions fatigués et parfois nous nous laissions aller au désir de mourir. Oui, nous étions prêts à accepter la mort, mais pas celle qui nous a été donnée. Nous étions des Inyenzi, il n’y avait qu’à nous écraser comme des cafards, d’un coup. Mais on a pris plaisir à notre agonie. »
Dans une biographie romancée, La femme aux pieds nus, Scholastique Mukasonga rend hommage à sa mère, à qui elle n’a pu rendre un dernier hommage filial. « Maman, je n’étais plus là pour recouvrir ton corps et je n’ai plus que des mots – des mots d’une langue que tu ne comprenais pas – pour accomplir ce que tu avais demandé. Et je suis seule avec mes pauvres mots, et mes phrases, sur la page du cahier, tissent et retissent le linceul de ton corps absent. »
« On va détutsiser la Sainte Vierge »
Mais c’est surtout grâce à Notre-Dame du Nil que Scholastique Mukasonga acquiert ses lettres de noblesse en littérature. Dans ce roman, récompensé en France par le prestigieux Prix Renaudot en 2012, le lecteur est emmené dans un lycée imaginaire de jeunes filles, Notre-Dame du Nil, au début des années 1970. Ce pensionnat catholique, qui rappelle un couvent de religieuses, est pourtant loin d’être un havre de paix. Dans les dortoirs, les toilettes, ou dans la cour, on y sent l’angoisse, la peur, la discrimination, voire la haine, souvent mêlée de mépris. Les élèves tutsis y représentent 10 % des effectifs. Dans un style simple, sobre, mais d’une extraordinaire richesse, s’y lisent en filigrane tous les germes et ingrédients du génocide qui aura lieu en 1994. Les quelques lycéennes tutsies y souffrent au quotidien de vexations de toutes sortes et d’exclusion, comme si elles étaient en exil dans leur propre pays.
Le livre est dominé par la personnalité de Gloriosa, élève de dernière année. Fille d’un ministre hutu, elle est, en sa qualité de membre du bureau de la Jeunesse Militante Rwandaise, « l'œil du parti du peuple majoritaire de la houe », les Hutus. Dans son militantisme aux allures parfois ubuesques, elle bouscule sur son passage tout ce qui peut lui rappeler l’ethnie tutsie. Dans son viseur se trouve notamment la statue de la Vierge, dont elle trouve le nez aquilin, donc tutsi. « C’est un petit nez tout droit, le nez des Tutsi. (…) moi, je ne veux pas d’une Sainte Vierge avec un nez de Tutsi (…) On casse le nez de la statue et on lui colle un nouveau nez (…) j’en parlerai à mon père (…) D’ailleurs il m’a dit qu’on allait détutsiser les écoles et l’administration. Nous, on va d’abord détutsiser la Sainte Vierge. »
Petit Pays remporte le Goncourt des Lycéens
Parmi les plus jeunes auteurs rwandais inspirés du génocide, Gaël Faye, trentenaire et rappeur, s’est imposé dès son premier livre, Petit pays. Un véritable roman poétique qui a remporté de nombreux prix en France, dont le Prix Goncourt des lycéens et le Prix du premier roman. Ce Petit Pays, c’est le Burundi où le narrateur, un jeune garçon d’une dizaine d’années, vit avec son père français et sa mère, une Tutsie rwandaise exilée. Au début de ces années 1990, l’enfant naïf et innocent découvre la violence dans les rues de Bujumbura, la capitale du Burundi, tout en recevant des nouvelles du Rwanda voisin, pays d’origine de sa mère. Quand le génocide y survient, en avril 1994, sa mère n’y retourne que pour découvrir les cadavres des siens. « Maman se sentait impuissante, inutile. Malgré sa détermination et l'énergie qu'elle déployait, elle ne parvenait à sauver personne. Elle assistait à la disparition de son peuple, de sa famille sans rien pouvoir faire. Elle perdait pied, s'éloignait de nous et d'elle-même. Elle était rongée de l'intérieur. Son visage se flétrissait, de lourdes poches cernaient ses yeux, des rides creusaient son front. »
A vos plumes, enfants du Rwanda !
D’autres Rwandais ont pris la plume. Pour tenter de panser leurs plaies encore ouvertes ou pour que la postérité sache. Mais au Rwanda même, certains trouvent la moisson encore insuffisante, du moins sur le plan quantitatif. « Il y a très peu de personnes qui écrivent. Même maintenant, la parole domine », constate Raphaël Nkaka, historien enseignant à l’Université du Rwanda.
Même avis chez Yolande Mukagasana qui exhorte ses compatriotes à lui emboîter le pas. « Bana b'u Rwanda [« Enfants du Rwanda », en langue kinyarwanda], écrivez votre histoire, sinon les étrangers l'écriront à votre place et chacun à sa façon. Soyez les messagers de la vérité, de la cohabitation de vos différences car ce sont des richesses à partager. Construisez les ponts qui mènent les uns vers les autres par la réconciliation, soyez fiers d’être Rwandais, ainsi votre pays sera le berceau de tous ses enfants », lance-t-elle dans un entretien avec JusticeInfo.
UN CINÉMA BALBUTIANT
Le cinéma rwandais n’existait pas avant le génocide. Il tente aujourd’hui, à sa manière, de s’emparer de l’histoire du génocide. Depuis 1994, la plupart des fictions inspirées du génocide des Tutsis ont été l’œuvre d’étrangers. Les rares Rwandais qui sont passés derrière la caméra avec des scénarios évoquant le génocide sont presque tous des jeunes. Le premier à avoir choisi le septième art pour que le monde et les générations sachent ce qui s’est passé au Rwanda en 1994 est Eric Kabera. Son film le plus connu au Rwanda et à l’étranger est 100 Days, tourné sur les lieux même du génocide. Il s’agit du tout premier film de fiction sur le sujet. Réalisé en collaboration avec le documentariste britannique Nick Hugues, qui avait couvert les tueries en 1994, ce long métrage est sorti en salles en 2001. Le personnage central, Josette, une jeune Tutsie, cherche refuge dans une église, en plein massacre. Mais elle s’y retrouve à la merci d’un prêtre hutu qui abuse d’elle et la met enceinte. Le film dénonce la responsabilité des autorités de l’époque, le rôle de la France et de l’Eglise.
Scénariste, réalisateur, producteur et parfois même acteur, Eric Kabera est conscient des carences du cinéma rwandais. C’est pourquoi il a fondé le Kwetu Film Institute, un centre de formation dans la capitale, Kigali. « Nous sommes toujours confrontés à de nombreux défis, liés pour la plupart au manque de fonds et de culture du cinéma », confie-t-il.
Le Pardon en exemple
Parmi les jeunes cinéastes rwandais qui ont pu néanmoins percer figure Joël Karekezi. Son film Le Pardon a pour thème la réconciliation après le génocide. D’abord présenté sous forme de court-métrage, le film a remporté le prix Golden Impala au Amakula International Film Festival, en Ouganda. Une version long métrage a été réalisée en 2011 et présentée au Festival international du film de Göteborg, puis au Festival international du film de Seattle (2013), au Festival international du film de Chicago et au FESPACO. « En tant qu’Africains, nous avons le devoir de raconter notre histoire, sans attendre qu’elle soit racontée par des Occidentaux », souligne Karekezi. Mais il déplore à son tour l’absence d’un cadre de formation et de promotion du cinéma dans son pays où les priorités sont ailleurs.
Son aîné Kabera se veut pourtant optimiste. « Avec la nouvelle génération, nous devons changer cette situation et cela est en train de prendre forme puisque les Rwandais apprécient maintenant les contenus visuels, films ou télé », promet-il.