C'est sous une fine pluie à Attécoubé, petite commune d'Abidjan, capitale de la Côte d'Ivoire, que nous rencontrons dame Cathérine K, victime de la crise post-électorale qui a ébranlé le pays en 2010-2011. La cinquantaine, elle nous reçoit dans un café modeste, non loin de son domicile. "Je n'ai jamais aimé parler aux journalistes. Je ne veux pas que les gens aient les yeux sur moi", explique cette ménagère, veuve depuis la mort de son époux, électricien, qui a été tué, raconte-t-elle, lors des violences de 2010-2011.
« Un million, ce n’est rien »
Comme plusieurs centaines de victimes et d'ayant-droit des crises qui ont secoué la Côte d'Ivoire, Cathérine K a reçu un million de francs du gouvernement ivoirien, par l'entremise du ministère de la Solidarité et de la cohésion sociale. "Quand j'ai appris qu'on allait recevoir un million, honnêtement, j'ai été très heureuse. Je comptais commencer un commerce de produits vivriers pour pouvoir scolariser tranquillement mes deux garçons", explique la veuve. Mais elle a vite déchanté devant la réalité. "Il faut avoir l'argent en main pour comprendre qu'un million ce n'est rien, mon fils", ajoute-elle, le visage grave. "Le gouvernement a fait ce qu'il pouvait mais, pour une veuve qui n'est pas allée loin à l'école, ce n'est pas beaucoup."
De cet argent perçu en 2018, notre témoin ne garde pas un souvenir impérissable. "J'avais tellement de dettes que je n'ai même pas senti avoir reçu de l'argent. Dès que j'ai pu [le] toucher, j'ai dû rembourser ceux à qui je devais. J'avais des dettes pour la nourriture, le loyer, l'école de mes deux enfants", raconte-t-elle. "Mon mari faisait tout pour la famille. Dans ce genre de situation, un million ce n'est rien."
Dame Cathérine ne cache pas attendre davantage des autorités ivoiriennes. Elle espère que le chef de l'Etat se repenchera sur la situation des victimes de la crise, près de dix ans après les évènements qui ont fait officiellement trois mille morts dans le pays. "Le président a toujours montré qu'il pense à nous. Que Dieu touche son cœur. Il faut qu'il fasse plus, sinon ce n'est pas facile. Jusqu'à aujourd'hui, on sent encore la crise".
Aide aux funérailles ou indemnisation ?
Changement de décor, nous rencontrons Abdoulaye Doumbia à ''Faitai'', un des quartiers précaires de la commune de Yopougon qui a été l'un des épicentres de la crise post-électorale. Alerte, loquace, l'homme a été l'un des témoins de l'accusation dans le procès contre Laurent Gbagbo devant la Cour pénale internationale (CPI). Il juge l’aide offerte dérisoire.
"Chef Doumbia", comme on l'appelle ici, estime que les autorités ivoiriennes ont manqué d'honnêteté avec les victimes. "L'Etat nous a trompés. Ils nous ont dit que ce million était pour faire les funérailles. Ce qu'on nous a donné, c'était pour faire les sacrifices pour le défunt [cérémonies funéraires]. A notre grande surprise, on nous dit que c'est notre indemnisation", explique Abdoulaye Doumbia, qui est le chef du quartier. Agé de 65 ans, Chef Doumbia attend donc de recevoir ce qui représenterait pour lui une véritable indemnisation des victimes. "Les victimes ont des droits que l'Etat doit payer intégralement", martèle-t-il. "Je suis allé jusqu'à la CPI. J'ai fait 15 jours là-bas en tant que témoin. Jusqu'à présent, je n'ai pas eu gain de cause."
Chef Doumbia estime que les victimes de la crise ivoirienne n'ont pas le traitement qu'elles méritent. "Nous nous sentons oubliés", regrette-t-il avant d'ajouter : "On ne nous dit rien, on nous mène en bateau, nous ne comprenons rien. L'Etat n'a pas eu pitié de nous. Les politiciens qui sont partis en exil ont eu des millions quand ils sont revenus, selon ce qu'on a appris, alors qu'ils ont aussi créé la zizanie. Aujourd’hui, ce sont eux qui ont des droits. Nous qui avons perdu nos enfants, les gens font comme si ce n'était rien. Que représente un million pour celui qui a perdu ses enfants qui sont tout pour lui ?"
Dans la précarité de Yopougon
Abdoulaye Doumbia a perdu ses trois garçons au plus fort de la crise post-électorale. L’indemnisation étant d’un million de francs par défunt, il a donc perçu trois millions. Il est convaincu que les autres victimes qui ont perçu ce chèque n'ont rien pu réaliser à ce jour avec cette somme d'argent. "Quand tu fais des funérailles aujourd'hui, souligne-t-il, il y a des frais en plus de tes besoins et ceux de ta famille. Personne de ceux que je connais n'a pu acheter même une télévision avec cet argent. Mes deux fils qui faisaient tout pour moi sont partis et je suis obligé de redevenir jeune, c'est-à-dire travailler pour pouvoir manger. Que l'Etat ait pitié de nous. La plupart des victimes de Yopougon sont venues des quartiers précaires où nous sommes."
A quelques mètres de la cour commune qui abrite le chef Doumbia vit l'imam Camara. Le guide religieux qui nous reçoit relate avec émotion le jour où des "gens habillés en treillis et encagoulés" ont abattu ses cinq fils. Peu à son aise quand il s'agit de s'exprimer en langue française, l'imam Camara est assisté d’un autre fils qui fait office de traducteur pendant l'entretien. Il est reconnaissant du geste du gouvernement mais il ne cache pas vouloir recevoir plus des autorités ivoiriennes, notamment du président Ouattara.
"La crise nous a tous touchés. Le président nous a respectés en donnant un million à chaque victime", souligne-t-il à l'entame de notre entretien. Mais "un million ne peut pas suffire pour faire quoi que ce soit. Parce que tous les parents viennent te réclamer de l'argent", explique l'homme, installé dans l'unique canapé qui meuble le salon de sa modeste maison.
Cette maison, il espérait pouvoir bénéficier d'une aide pour la quitter. "J'ai perdu cinq enfants. Ils ont cassé une partie de ma maison. Je pensais même que j'aurais eu un autre endroit pour vivre. Nous avons pris ce million. Nous pensons qu'il allait donner autre chose mais, depuis, nous n'avons plus de nouvelles du gouvernement. J'ai écrit sept fois au président Alassane [Ouattara]. Je voulais au moins qu'il me reçoive et qu'on se regarde dans les yeux pour parler. Mais depuis, je n'ai pas eu de suite."
L’impact familial
L'imam Camara a à sa charge une famille nombreuse. Il souhaite soulever la question de la répartition des fonds entre proches. "Il y a des petites sœurs et des petits frères qui sont là et qui sont, eux aussi, victimes de la mort de mes fils. Tu ne peux pas garder cet argent pour toi seul. Je me rappelle qu'une fois, la mairie est venue nous remettre 200 000 francs [environ 300 Euros]. J'ai dû partager avec tout le monde. Je n'ai gardé que 5 000 francs pour moi", se souvient le sexagénaire.
Membre du Collectif des victimes de Côte d'Ivoire (COVICI), l'imam Camara dit ne pas désespérer de voir les autorités ivoiriennes faire un autre geste en faveur des victimes. "Nous voulons vraiment qu'on nous aide. Je n'arrive pas à payer la scolarité de mes enfants parce que tous mes grands enfants ont été tués. Je suis vieux à présent. Je ne peux plus faire des petits travaux pour nourrir les enfants. Je sais que le président pense à nous et qu'il peut faire quelque chose encore pour les victimes", déclare-t-il, en nous indiquant la pièce dans laquelle ses fils ont été tués, il y a bientôt dix ans.