Les libérer plus tôt serait comme "nous tuer et poursuivre le plan original de nous anéantir complètement". Ce serait "un second génocide et la promotion de l'idéologie du génocide" et "ce serait comme plonger un couteau dans les plaies des survivants". Ces citations évocatrices de survivants du génocide figurent dans un mémoire présenté en juin 2018 par le gouvernement rwandais au Mécanisme résiduel des tribunaux pénaux internationaux des Nations unies (MTPI), un organe qui a remplacé le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR) après sa fermeture officielle en décembre 2015. Ce document a été déposé pour s'opposer à la libération anticipée de trois condamnés du TPIR pour génocide, Aloys Simba, Dominique Ntawukulilyayo et Hassan Ngeze. La perspective de la libération de ces génocidaires avant la fin de leur peine a alors suscité de vives réactions. Et pas seulement de Kigali. D'anciens employés du TPIR, des universitaires et des ONG ont également adressé une pétition au président du MTPI de l'époque, Theodor Meron. Avec des mots forts, émotionnellement et moralement chargés, ils ont exprimé leur indignation et dénoncé "la libération anticipée de tout condamné pour génocide par le TPIR".
La réaction de Kigali n’est pas surprenante. Le génocide de 1994, qui a coûté la vie à des centaines de milliers de personnes, fut une campagne délibérée, systématique et menée par l'État visant à détruire les Tutsis rwandais. Pour Kigali, seule la punition la plus sévère pour les dirigeants de cette frénésie meurtrière est satisfaisante – du moins lorsqu'il s'agit des personnes condamnées par le tribunal de l'Onu. Kigali veut désormais également avoir son mot à dire sur qui doit être libéré, et quand. Ces interpellations semblent pourtant plutôt tardives : avant Simba, Ntawukulilyayo et Ngeze, une douzaine de génocidaires condamnés avaient déjà été libérés avant la fin de leur peine.
85% des condamnés libérés par le TPIR/Y le sont avant terme
En fait, la libération anticipée des prisonniers internationaux a été la procédure normale dans la justice pénale internationale. La moitié des personnes condamnées par le TPIR et par son tribunal jumeau pour l'ex-Yougoslavie (TPIY) ont déjà été libérées de prison, en Europe et en Afrique, depuis 1999, lorsque le premier détenu du TPIY a été libéré. Ce que beaucoup ne savent pas, c'est que la grande majorité d'entre eux sont sortis plus tôt. Au total, 80 personnes condamnées par le TPIY et le TPIR ont été libérées. Soixante-huit d'entre elles (85 %) ont été libérés avant d'avoir purgé la totalité de leur peine. Dans certains cas, d'éminents condamnés du TPIY ont été accueillis chez eux comme des héros de guerre et leur libération et leur retour ont été célébrés par des foules enthousiastes et des représentants de l'État (voir Balkan Insight). La majorité d'entre eux, cependant, sont retournés dans leur pays plus discrètement, ou ont cherché un endroit où vivre ailleurs, et ont repris leur vie dans l'oubli. Leur sortie de prison est passée largement inaperçue, sous silence, sans aucune objection, protestation ou contestation. Ce fut également le cas des condamnés rwandais, dont Ferdinand Nahimana, cofondateur de la fameuse Radio des Mille Collines que Kigali considère comme le principal idéologue et propagandiste du génocide. Il a bénéficié d'une libération anticipée au Mali, en 2016. À l'époque, personne n’a crié à l'injustice.
Dans ce contexte, le "tollé" de l'année dernière contre la possibilité d'une libération anticipée de Simba, Ntawukulilyayo et Ngeze est sans précédent, et peut-être surprenant. Pourtant, il semble avoir porté ses fruits. Pour la première fois, la possibilité d'une libération anticipée dans les TPI a fait la une des médias internationaux (The New Yorker ; The Guardian). Elle a conduit le parent politique du TPIY et du TPIR - le Conseil de sécurité des Nations Unies - à encourager le MTPI à envisager une "solution appropriée" compte tenu des préoccupations concernant "l'approche actuelle (...) de la libération anticipée des personnes condamnées par le TPIR". Du coup, en janvier dernier, Simba a été le premier condamné du TPIR/Y à être libéré de façon anticipée sous des conditions spéciales, bien qu'assez largement définies. (Les libérations conditionnelles anticipées ont été pratiquées et mises en œuvre devant le Tribunal spécial pour la Sierra Leone.) Entre autres, on a demandé à Simba de s'engager à ne pas "s'immiscer de quelque façon que ce soit dans les procédures du MTPI, ou dans l'administration de la justice" ; à "se conduire honorablement et pacifiquement [...] et à ne pas participer à des réunions secrètes visant à planifier des troubles civils ou des activités politiques" ; et à ne "pas parler avec personne de [son] dossier, notamment de tout aspect du génocide de 1994 contre les Tutsi du Rwanda [...] ni faire de déclaration niant le génocide de 1994".
Faible attention et critères vagues
Pourquoi cette soudaine évolution ? Contrairement aux règles méticuleuses et à l'attention intensive accordées aux procès et aux verdicts, la phase postérieure au procès a été presque entièrement négligée jusqu’ici devant tous les tribunaux pénaux internationaux. Des rédacteurs du Statut du TPIR aux commentateurs en passant par les juges, presque personne ne s'est intéressé aux questions d'incarcération, de réadaptation, de libération et de réinsertion des génocidaires condamnés - ni à l'avenir des suspects acquittés, d'ailleurs. Il semble que "faire justice" s’achève dans le prononcé du verdict. Les aspects pratiques (et misérables) de sa mise en application et le fait qu'elle puisse éventuellement avoir un terme n’ont pas semblé en perturber beaucoup. Or, comme le démontre la controverse de l'an dernier devant le MTPI, rien n’est plus naïf.
Les prisonniers du TPIR purgent leur peine loin des feux de la rampe – dispersés dans des prisons au Mali, au Bénin et au Sénégal – mais c'est le président du MTPI qui décide de l'éligibilité des prisonniers à une libération anticipée. Pour prendre sa décision, on lui demande de tenir compte de quatre facteurs, plutôt sibyllins. Outre la gravité des crimes, une démonstration de la réhabilitation du prisonnier et de sa coopération avec l'Accusation, le juge prend en compte le traitement appliqué aux prisonniers se trouvant dans la même situation, y compris ceux condamnés par le TPIY. Nous avons expliqué ailleurs comment ces critères vaguement définis sont appliqués dans la pratique et comment la réhabilitation des prisonniers internationaux et les pratiques de libération anticipée au sein des tribunaux internationaux ne sont pas transparentes. Ils sont sous-développés sur le plan conceptuel et ont besoin d'une réflexion et d'ajustements sérieux. Mais en règle générale, les prisonniers du MTPI originaires des Balkans ou du Rwanda peuvent bénéficier d'une libération anticipée après avoir purgé les deux tiers de leur peine. Dans la pratique, la grande majorité de ceux qui ont atteint ce seuil magique ont effectivement été libérés.
Entre 1998 et 2015, le TPIR a condamné 59 anciens responsables gouvernementaux et publics, militaires, miliciens, journalistes, membres du clergé et hommes d'affaires pour leur implication dans le génocide des Tutsis du Rwanda. A ce jour, selon les archives publiques, sept sont morts en détention après leur verdict, tandis que vingt-et-un ont été libérés de prison en Afrique de l'Ouest et en Europe. Trois hommes ont été libérés immédiatement après le prononcé de leur jugement car ils avaient déjà purgé leur peine après une longue détention provisoire à Arusha. Seulement cinq d'entre eux ont purgé la totalité de leur peine. Alors que ceux qui purgent la peine maximale d'emprisonnement à perpétuité peuvent également bénéficier d'une libération anticipée après avoir purgé plus de 30 ans, 13 condamnés du TPIR ayant écopé de peines moins lourdes (62 % de ceux libérés) ont vu leur détention écourtée. (La proportion de ceux qui ont bénéficié d'une libération anticipée avant d'avoir purgé leur peine complète est encore plus élevée au TPIY : sur les 59 personnes qui sont maintenant sorties de prison, 55 (93%) ont été libérées avant terme par le Tribunal pour la Yougoslavie.)
La libération anticipée est la règle plutôt que l'exception
Il existe des précédents historiques à propos des remises de peines pour des auteurs d’atrocités de masse. Dans l'Allemagne de l'après-guerre, "la plupart des criminels de guerre condamnés avant 1949 par les Alliés (principalement par les Américains) ont été libérés après n'avoir purgé qu'une fraction de leur peine, à l'exception de ceux qui avaient été jugés par le tribunal de Nuremberg", a fait remarquer la spécialiste allemande Susanna Karstedt. Après une série de commutations de peine, de libérations conditionnelles et de transferts, les derniers criminels de guerre japonais condamnés au tribunal de Tokyo et dans divers procès nationaux furent libérés sans condition en décembre 1958.
Ainsi, dans le cadre de la justice pénale internationale, la libération anticipée a été la règle plutôt que l'exception, quelle que soit la gravité des crimes ou le manque de coopération du condamné. Pour être éligibles, selon les pratiques établies devant les TPI, les génocidaires, les criminels contre l'humanité et les criminels de guerre sont seulement tenus de bien se comporter en prison, de participer à des activités pénitentiaires - telles que suivre des cours de langue, travailler dans une brigade de cuisine ou s'occuper d'un jardin de prison - et avoir de vagues projets d’après libération. Ils ne sont pas tenus de réfléchir au caractère mauvais de leurs actes ou de reconnaître leur responsabilité, ni d'exprimer des remords ou de s'excuser pour leurs crimes. Pour l’essentiel, ils n'ont qu'à purger cette partie de leur peine, sans causer de problèmes majeurs, et on les laisse partir.
Au moment où Aloys Simba a reçu la décision de sa libération anticipée, il avait purgé les deux tiers de sa peine de 25 ans. Le président du MTPI a noté la gravité de ses crimes - qui pesait contre sa libération anticipée, a-t-il écrit. Mais il a également noté que Simba s'était toujours bien comporté en prison, qu'il avait de bonnes relations avec sa famille et qu'il était une personne sociale. Tout cela, pour le président Meron, démontrait "quelques signes de réhabilitation". Même si Simba estime que son emprisonnement est injuste et continue de proclamer son innocence, il ne nie pas, selon le président, l'existence d'un génocide au Rwanda et condamne le "massacre massif qui a eu lieu".
Appels à la réforme : trop ad hoc, trop peu, trop tard ?
Il y a pourtant encore beaucoup à débattre sur la manière dont la libération anticipée a été mise en œuvre au TPIR, au TPIY et au MTPI. La manière dont la "réhabilitation" a été appliquée et interprétée est très discutable, comme le montre la décision dans l’affaire Simba. Comme nous l'avons fait valoir ailleurs, les pratiques actuelles semblent en grande partie passer à côté du sujet. On peut se demander si le fait de bien se comporter en prison peut être considéré comme un signe de réhabilitation pour les auteurs (de haut rang) d'atrocités de masse. Surtout dans la mesure où, en temps ordinaire et de paix, ce sont des personnes très bien socialisées, qui fonctionnent bien et qui ont peu de chances de mal se comporter.
En ce sens, l'attention récemment suscitée par le Rwanda sur cette question pourrait en fait être positive - du moins si l'on reste prudent face aux manipulations politiques et aux caprices provisoires de certains gouvernements qui peuvent, d'une manière ou d'une autre, faire déborder les eaux déjà très agitées de la justice pénale internationale. Après des crimes de masse, le châtiment déçoit et divise souvent. Qu'ils aient ou non un intérêt réel dans les procès, nombreux sont ceux qui pensent devoir avoir une opinion à ce sujet. Or, une réflexion et une attention sérieuses devraient être consacrées à la question de ce que réadaptation et réinsertion devraient signifier et impliquer pour des condamnés internationaux pour crimes d’atrocités. Tant que la communauté internationale ne prendra pas le temps de réfléchir sérieusement à cette question, les solutions ad hoc suscitées par la pression politique de Kigali ne suffiront pas. Elle peuvent même conduire à des doubles standards arbitraires. Changer les pratiques existantes seulement maintenant, quand la majorité des condamnés sont déjà sortis, et ne visant potentiellement uniquement certains d'entre eux, choisis sélectivement, parce que Kigali les considère comme les pivots du génocide, apparaît comme une simple idée d’après-coup, et qui arrive trop tard.
Indépendamment des réactions vives qu'ils suscitent, les tribunaux pénaux internationaux ne sont là que pour ça : tenir des procès, rendre des verdicts et prononcer des peines. Et ils peuvent aussi, en fin de compte, comme toutes les autres chambres criminelles, libérer plus tôt des personnes condamnées. Y compris les responsables des crimes les plus graves. En ce début juillet 2019, l'ancien colonel Théoneste Bagosora, le plus célèbre condamné pour génocide du TPIR, devient éligible sous la règle des 2/3. L'indignation risque donc de resurgir si l'on ne prend pas le temps de réfléchir aux règles de la libération anticipée des condamnés pour crimes internationaux.
LE SORT DES CONDAMNÉS DU TPIR DÉJÀ SORTIS DE PRISON
MORTS EN PURGEANT LEUR PEINE (7) :
- BARAYAGWIZA, Jean Bosco
- KALIMANZIRA, Callixte
- KAYISHEMA, Clément
- NIYITEGEKA, Eliézer
- RUTAGANDA, Georges
- SETAKO, Ephrem
- SERUGENDO, Joseph
LIBÉRÉS LE JOUR DU JUGEMENT, POUR PEINE PURGÉE (3) :
- KANYABASHI, Joseph - condamné à 20 ans, temps qu'il avait passé en détention depuis son arrestation en 1995 (peine complète purgée).
- NSABIMANA, Sylvain - condamné à 18 ans, temps qu'il avait passé en détention depuis son arrestation en 1997 (peine purgée).
- NSENGIYUMVA, Anatole - condamné à 12 ans (peine complète purgée)
AYANT PURGÉ UNE PEINE COMPLÈTE (5) :
- BIKINDI, Simon - libéré après avoir purgé sa peine en 2016 - décédé en 2018
- IMANISHIMWE, Samuel - libération anticipée refusée en 2007, libéré après avoir purgé toute sa peine en 2009
- NZABIRINDA, Joseph - condamné à 7 ans de prison, libéré après avoir purgé toute sa peine en décembre 2008
- NTAKIRUTIMANA, Elizaphan - condamné à 10 ans de prison, décédé en 2008, à peu près au moment où il avait purgé toute sa peine.
- RUTAGANIRA, Vincent - libération anticipée refusée en 2006 et 2008, libéré après avoir purgé toute sa peine en mars 2008.
LIBÉRATION ANTICIPÉE (13) :
- RUGGIU, Georges - plaidoyer de culpabilité, refus de libération anticipée en 2005, libération anticipée en 2009 par les autorités italiennes sans l'accord du TPIR
- BAGARAGAZA, Michel - plaidoyer de culpabilité, libération anticipée après avoir purgé les 3/4 de la peine.
- MUVUNYI, Tharcisse - libération anticipée après avoir purgé ¾ de sa peine.
- RUGAMBARARA, Juvénal - libération anticipée après avoir purgé ¾ de sa peine.
- BISENGIMANA, Paul - libération anticipée par le MTPI après 2/3 de la peine.
- SERUSHAGO, Omar - plaidoyer de culpabilité, libération anticipée refusée en 2005, libération anticipée en 2012
- RUZINDANA, Obed - libération anticipée en 2014
- SAGAHUTU, Innocent - libération anticipée en 2014
- NTAKIRUTIMANA, Gérard - libération anticipée en 2014
- NAHIMANA, Ferdinand - libération anticipée en 2016
- NTEZIRYAYAYO, Alphonse - libération anticipée en 2016
- RUKUNDO, Emmanuel - libération anticipée en 2016
- SIMBA, Aloys - libération anticipée refusée en 2016 ; libération anticipée conditionnelle en 2019
BARBORA HOLA
Barbora Hola est chercheuse principale à l'Institut néerlandais pour l'étude de la criminalité et de la répression (NSCR) et professeure agrégée à la Vrije Universiteit Amsterdam. Elle est codirectrice du Centre pour la justice pénale internationale et coprésidente du groupe sur les crimes d’atrocités et la justice transitionnelle de la Société européenne de criminologie. Un volume sur "Les auteurs de crimes internationaux", qu'elle a coédité, vient d'être publié par Oxford University Press.