Ils ont essuyé ses attaques verbales les plus virulentes. L’ancien président gambien Yahya Jammeh les appelait les « fils illégitimes de l’Afrique ». La semaine dernière en Gambie, les « fils et filles illégitimes », également connus sous le nom de journalistes, ont eu leur temps d’attention devant la Commission vérité, réconciliation et réparations (TRRC).
C’est leur vie de journaliste sous la dictature que six d’entre eux sont venus raconter devant la TRRC. « Cela a été vingt-deux longues et douloureuses années pour les journalistes », a résumé Saikou Jammeh, secrétaire général de la Gambia Press Union (GPU). « Si vous regardez les indices internationaux de la liberté de la presse, vous verrez que, à un moment donné, nous ne faisions mieux que par rapport à deux pays : la Guinée équatoriale et l’Érythrée. » Selon lui, plus de 140 arrestations ont eu lieu sous la dictature militaire. Au moins un journaliste était arrêté tous les deux mois. Soixante journalistes au total ont été torturés ou détenus illégalement. En vingt-deux ans, le GPU a comptabilisé quinze fermetures arbitraires d’organes de presse. Le modus operandi ? « Un ou deux agents de l’Agence nationale du renseignement (NIA) entrent dans la salle de rédaction et demandent au média d’arrêter ses opérations. Et ils disent que ce sont des ordres venant d’en haut », explique Saikou Jammeh. Plus de la moitié des journalistes arrêtés n’ont pas été inculpés.
Incendies criminels
L’un des journalistes les plus persécutés écoute, assis de l’autre côté de la salle. Baba Galleh Jallow est aujourd’hui secrétaire exécutif de la TRRC. Il ne peut témoigner en raison de sa position. Il a été arrêté à plusieurs reprises et accusé de ne pas être Gambien. Son organe de presse, The Independent, appartenait conjointement à Alagie Yero Jallow, qui a lui aussi été arrêté à plusieurs reprises. En avril 2004, l’imprimerie du journal a été incendiée par des sbires soupçonnés de travailler pour l’État. Craignant pour sa sécurité, Baba Galleh Jallow finira par quitter la Gambie pour les États-Unis jusqu’à la chute du régime, en janvier 2017.
The Independent n’est pas le seul média à avoir subi un incendie criminel, a souligné Saikou Jammeh dans son témoignage devant la TRRC. Le premier à avoir été victime d’un incendie criminel a été Radio 1 FM, en 2001. La radio n’avait pas survécu aux dommages causés.
Meurtres et disparitions forcées
Un matin de décembre 2004, les journalistes gambiens se sont réveillés en apprenant que Deyda Hydara a été abattu, par des agents de l’État dit-on. Des tireurs en voiture l’ont assassiné alors qu’il rentrait de son travail, dans la nuit du treizième anniversaire de The Point, le premier tabloïd du pays. Membre fondateur et ancien président de la GPU, Hydara était un ardent défenseur de la liberté de la presse et du professionnalisme des médias. Cette nuit-là, Hydara était en compagnie de deux collègues – Ida Jagne, dactylographe, et Niansarang Jobe, responsable de la mise en page. Niansarang Jobe, blessée, a été brièvement admise à l’hôpital avant d’être emmenée à Dakar où une balle lui a été retirée du genou. Devant la TRRC, Demba Ali Jawo, journaliste qui a travaillé des années avec Hydara et a écrit un livre sur lui, a réaffirmé que selon lui, il a été tué à cause de son travail.
Quelques années avant, il y a eu l’assassinat spectaculaire d’Omar Barrow, abattu en direct alors qu’il rendait compte d’une manifestation d’étudiants violemment réprimée par les services de sécurité de l’État, le 10 avril 2000, pour une radio locale appelée Sud FM.
En vertu de la loi gambienne, une personne est présumée morte si elle est portée disparue depuis sept ans. C’est le cas de Chief Ebrima Manneh, un jeune journaliste arrêté par des agents de la NIA sur son lieu de travail, le Daily Observer, le 7 juillet 2006. En juin 2007, la Fondation des médias pour l’Afrique de l’Ouest a intenté une action pour « disparition forcée » devant la Cour régionale de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (Cedeao) contre le gouvernement. Qui ne s’est jamais présenté aux audiences à Abuja, au Nigeria. Le 5 juin 2008, la Cour a ordonné à l’État gambien de verser 100 000 dollars à la famille de Manneh. Le régime Jammeh a refusé de se conformer à la décision. Le paiement a été effectué après sa chute, entre juin et novembre de l’année 2018. La cour de la Cedeao a rendu une décision similaire dans l’affaire Hydara, où le gouvernement a été enjoint de verser une indemnité de 50 000 dollars. C’est aussi le nouveau régime qui l’a fait.
Torture et exil
L’audience de la TRRC sur les médias a été ouverte par Lamin Cham, rédacteur en chef du journal The Standard. Cham a été arrêté et torturé à deux reprises. En mai et juin 2006, un certain nombre de journalistes soupçonnés de contribuer au journal Freedom, dont Cham, ont été arrêtés et détenus. Freedom était un journal en ligne américain, très critique à l’égard du régime. Parmi les détenus se trouvait Malick Mboob, un ancien journaliste de The Observer, média pro-gouvernemental dont il avait démissionné pour aller travailler au Royal Victoria Teaching Hospital, le principal hôpital du pays, où la mère de Jammeh avait été hospitalisée. Mboob a été licencié de l’hôpital et arrêté pour avoir prétendument divulgué des informations à Freedom. Il a été détenu au secret pendant 137 jours sans être inculpé, avant d’être libéré en octobre 2006. Avec Pa Modou Faal et Musa Sheriff, qui n’ont pas encore témoigné devant la TRRC, tous les quatre auraient été soumis à la torture à la NIA.
Selon une étude menée en 2009 par le Centre de Doha pour la liberté des médias, environ 20 % des journalistes du pays travaillaient en exil cette année-là. Plusieurs d’entre eux, principalement en Europe et en Amérique, lanceront des journaux en ligne pour défier le régime. Par l’intermédiaire de la société de télécommunications nationale, Jammeh bloque l’accès à plusieurs sites en ligne et commence à poursuivre les journalistes qui les alimentent. Ndey Tapha Sosseh serait l’une des victimes de cette campagne. Première femme présidente de la GPU, Sosseh est partie travailler pour l’Association des journalistes ouest-africains à Bamako, au Mali. De là, elle publie une déclaration au nom de la GPU, indiquant que le gouvernement gambien a joué un rôle dans la mort d’Hydara. Tous les membres de l’exécutif de la GPU sont arrêtés et accusés de sédition. Ndey Tapha Sosseh a déclaré à la TRRC que le régime de Jammeh l’avait inscrite sur une liste internationale de personnes recherchées et a essayé de la faire expulser du Mali, à trois reprises.
« La presse était l’institution la plus persécutée sous Jammeh », a conclu Lamin Cham.
TOURAY POURRAIT ÊTRE INCULPÉ DE ONZE CHEFS D'ACCUSATION
« L’accusation est en train de modifier substantiellement l’acte d’accusation [contre Yankuba Touray] pour ajouter au moins dix chefs d’accusation supplémentaires pour meurtre et autres infractions graves », a annoncé Abubacarr Tambadou, ministre gambien de la Justice et procureur général, le 8 juillet. Touray, ancien ministre de Yahya Jammeh, fait l’objet pour l’heure d’un chef d’accusation, pour sa participation présumée au meurtre de l’ancien ministre des Finances, Ousman Koro Ceesay, en 1995. Mais Touray pourrait être aussi impliqué dans le meurtre de onze soldats, le 11 novembre 1994.
L’ancien membre de la junte militaire a été inculpé il y a deux semaines, après qu’il ait refusé de témoigner devant la Commission vérité en alléguant qu’il jouit d’une immunité constitutionnelle. Le ministre Tambadou a demandé un ajournement à début d’octobre, afin que les deux parties puissent se préparer aux charges supplémentaires. La défense s’y oppose et demande que la présente affaire se poursuive. La Haute Cour devrait rendre sa décision le 15 juillet. Touray fait par ailleurs face à des accusations d’outrage, pour avoir refusé de témoigner devant la Commission vérité. Ce dossier doit être débattu le 23 juillet.