Une femme âgée parle, haletante, dans un microphone, la mémoire faisant trembler ses mains : "Ils ont battu tout mon corps, mes yeux et mes mains étaient bandés. Ils m'ont frappé avec une grosse planche de bois. Ils étaient quatre. Ils m'ont frappé à la tête et m'ont fouetté avec une ceinture."
C'est ainsi qu'ont débuté deux jours de témoignages au parlement local de Lhokseumawe, dans la partie nord d'Aceh, une province d'Indonésie située à l'extrémité nord de Sumatra. Les 16 et 17 juillet, quinze victimes et membres des familles des disparus ont pris place devant la Commission vérité et réconciliation (CVR) d'Aceh. Le public, composé de survivants, de défenseurs des droits humains, d'anciens combattants, d'autorités locales et de commandants locaux de la police et de l'armée, a écouté en silence la litanie des atrocités qui ont eu lieu dans la province entre 1989 et 2004, lors des actions militaires du gouvernement indonésien contre le mouvement indépendantiste d’Aceh (le GAM, Gerakan Aceh Merdeka). Une mère abattue chez elle d'une balle dans la tête, accusée d’être une "cuak" (informateur) ; un père enlevé par des soldats de sa hutte dans la rizière, son fils, alors encore enfant, courant d'un poste militaire à un autre, avant de retrouver son père dans une rivière, les yeux arrachés. Même les cœurs les plus endurcis se sentaient lourds et tendus sous le poids de ces crimes inqualifiables. À la fin de la procédure, le maire adjoint a promis d'engager des ressources gouvernementales pour venir en aide aux survivants.
Il s'agissait de la deuxième audience publique organisée par la Commission vérité et réconciliation d'Aceh. En novembre dernier, la commission avait tenu une première audience au Palais du Gouverneur, où 14 survivants de tortures avaient partagé leur expérience et son impact sur leur vie jusqu'à ce jour.
Dix ans de lutte contre vents et marées
Il a fallu plus d'une décennie pour en arriver là. En décembre 2004, les destructions causées par le tsunami ont conduit à une négociation de paix réussie entre le gouvernement indonésien et le GAM, signée à Helsinki le 5 août 2005. L'accord de paix contenait celui des deux parties d'établir une commission vérité et un tribunal compétent en matière de crimes contre l'humanité et de génocide. Un an plus tard, toutefois, en vertu de la loi nationale codifiant l'accord de paix, qui accordait à Aceh des pouvoirs autonomes de gouvernance, le tribunal était limité aux crimes futurs et la commission vérité d'Aceh était "inséparablement" liée aux plans existants visant à créer une commission vérité nationale. Du coup, la même année, lorsque la Cour constitutionnelle a invalidé la loi indonésienne sur la commission vérité, elle a plongé la commission vérité d'Aceh dans un vide juridique.
Les associations de victimes et la société civile d'Aceh ont pourtant continué à faire campagne sans relâche pour la création de la commission vérité promise. En organisant des sit-in ou leurs propres audiences, en créant un projet de loi pour la commission vérité et en résistant aux marées politiques provoquées par les élections locales, la société civile a fini par remporter une victoire lorsque le parlement d'Aceh a adopté, en octobre 2016, une loi locale établissant la commission vérité, dix ans après la promesse faite. À ce moment-là, certains des survivants les plus vulnérables étaient déjà décédés.
Les limites d'un processus localisé de recherche de la vérité
L'accord de paix d'Helsinki comportait d'autres dispositions qui, prises ensemble, créaient un plan global de justice transitionnelle. Il s'agissait notamment d'amnisties pour les personnes détenues pour avoir été membres du GAM ; de la démobilisation, du désarmement et du déclassement des combattants du GAM et des forces de sécurité indonésiennes ; d'un programme de réintégration des anciens combattants, prisonniers politiques et "civils ayant subi une perte manifeste" ; ainsi que de réformes institutionnelles pour renforcer la reconnaissance des responsabilités et l'État de droit, et la création de partis politiques locaux pour institutionnaliser la voix du peuple acehnais.
C’est cette dernière disposition qui s’est avérée cruciale pour assurer la mise en œuvre du plan de justice transitionnelle. Lorsque Partai Aceh, le parti local créé par d'anciens dirigeants du GAM, a finalement accepté les demandes des victimes et de la société civile, il a donné l'élan nécessaire à la création de la commission vérité.
Le fait que la commission vérité d'Aceh ait été créée par une loi locale (appelée Qanun, un mot arabe qui signifie "canon" ou loi), pose pourtant certains problèmes. La commission n'a pas le pouvoir d'exiger témoignages et preuves de personnes ou d'organisations en dehors d'Aceh. Ainsi, ce processus localisé de recherche de la vérité est conçu dans le but principal de documenter les expériences des victimes et de faire des recommandations pour les aider. On est loin des comptes qui devaient être rendus pour les atrocités systématiques qui ont eu lieu à Aceh, mais c'est un début.
Besoin urgent d'assistance
La CVR d'Aceh a pour mandat d'examiner les violations commises par toutes les parties au conflit, mais sa proximité avec les victimes signifie qu'elle doit trouver un moyen d'apporter d'urgence une assistance et des réparations aux victimes vulnérables, en mettant l'accent sur les victimes de torture, de violences sexuelles et les personnes handicapées. Après deux audiences publiques et plus de 2000 déclarations enregistrées, la CVR recommande maintenant que le gouvernement local fournisse une aide d'urgence à 77 survivants. Une petite goutte d'eau dans l'océan, mais un début significatif.
La CVR doit également mettre en place un processus de réconciliation communautaire entre les auteurs de crimes locaux et les communautés victimes. À l'heure actuelle, la Commission continue de travailler sur cette question. Enfin, le Parlement d'Aceh a poussé plus loin en déclarant la commission comme institution permanente. Nurzahri, président du comité en charge du projet de loi, estime qu'il faut investir à long terme dans la réconciliation.
Au cours des dix années de pressions exercées pour la création de la CVR, les acteurs internationaux et les donateurs ont été réticents à prendre le moindre risque d'offenser les autorités indonésiennes. Ne surtout pas faire tanguer le bateau, ne pas gâcher la paix. Au niveau national, le passé non revisité de l'Indonésie a permis aux auteurs de violations des droits de l'homme de revenir sur la scène politique. Et ce sont désormais les habitants d'Aceh qui nous donnent une leçon d'humanité. Dire la vérité peut être douloureux, mais cela sert une paix durable.
Galuh Wandita est la directrice d'Asia Justice and Rights (AJAR), une ONG régionale axée sur la responsabilité et les droits. Elle a été directrice adjointe de la Commission vérité au Timor-Leste et est maintenant conseillère auprès de la Commission vérité et réconciliation d'Aceh.