"Nous regrettons que les efforts déployés au Conseil de sécurité des Nations unies pour renvoyer la situation en Syrie devant la Cour pénale internationale continuent d'être bloqués. Nous continuons donc à consulter d'autres pays et les acteurs concernés sur la possibilité d'établir un tribunal international ou un mécanisme similaire, en complément des poursuites nationales ", déclare le ministre suédois des Affaires intérieures, Mikael Damberg, dans un courriel à JusticeInfo. Début juin, il a organisé une réunion à Stockholm pour discuter de la question. Onze pays de l'Union européenne y ont participé – dont le Royaume-Uni, la France et l'Allemagne – ainsi que la Suisse. Mais "aucune décision n'a été prise", selon le porte-parole du ministère suisse des Affaires étrangères, Pierre-Alain Eltschinger.
L'avocat britannique Karim Khan, chef de l'enquête spéciale de l'Onu sur les crimes de l’organisation Etat islamique (EI) en Irak, est également de ceux qui réclament des procès de l’EI dans le style de Nuremberg, afin de s'assurer que leur idéologie soit "démystifiée". "L'Irak et l'humanité ont besoin d’un moment Nuremberg", explique-t-il à l'agence de presse AFP. Un procès équitable pour EI "peut aussi contribuer à isoler le poison EI de la communauté sunnite" et avoir "un effet pédagogique, non seulement dans la région, mais dans d'autres parties du monde où les communautés peuvent être vulnérables aux mensonges et à la propagande d’EI", dit-il.
"Nous voulons une vue d'ensemble"
Depuis leur capture en mars à Baghouz, dernier bastion d’EI en Syrie, les forces dirigées par les Kurdes dans le nord-est du pays détiennent dans des camps au sein de leur zone autonome des dizaines de milliers de personnes liées à l’EI. Ils ont lancé un appel à l'aide pour les juger et pour que les États occidentaux ramènent chez eux les leurs qui ont été liés à l’EI, sans grand succès jusqu'à présent. La plupart des pays occidentaux ne sont pas disposés à rapatrier activement leurs citoyens ayant rejoint l’EI, et le Royaume-Uni a même commencé à retirer leur citoyenneté à certains d’entre eux. Des suspects de l’EI sont également détenus en Irak, et des organisations de défense des droits de l’homme ont exprimé leur préoccupation sur l’équité de leur procès et sur leur détention dans ces deux pays. D'où l'idée d'un tribunal international.
Pourtant, l'avocat syrien et militant des droits de l'homme Mazen Darwish, fondateur du Centre de documentation sur les violations, affirme qu'un tribunal international uniquement pour l’EI est une "très mauvaise idée". Son organisation a écrit au gouvernement suédois pour le lui dire. Sans s'opposer au principe d'un tribunal international, il explique à JusticeInfo qu'il devrait avoir pour mandat de juger toutes les parties impliquées dans le conflit syrien, "en particulier le gouvernement syrien", faute de quoi le message envoyé serait néfaste et il risquerait d’"établir l'impunité pour les autres crimes". Il reconnaît l'urgence de la situation, admettant qu'un tel tribunal pourrait peut-être "commencer par juger en premier les crimes de l’EI". Mais "nous voulons avoir une vue d'ensemble", dit-il, car toute autre option risquerait de perpétuer le conflit dans la région.
Un modèle hybride ?
Selon Damberg, un tel tribunal pourrait s'inspirer des tribunaux ad hoc de l'Onu pour l'ex-Yougoslavie et le Rwanda. Mais les avocats pénalistes internationaux contactés par JusticeInfo se montrent sceptiques, soulignant le fait que ces tribunaux sont extrêmement lents, coûteux et ne jugent qu'un nombre relativement limité d’individus.
La ministre française de la Justice, Nicole Belloubet, a quant à elle précisé qu'un tribunal international est une "hypothèse" en discussion, mais qu'il devrait être créé "sur place, sans doute pas en Syrie, peut-être en Irak" et pourrait fonctionner avec "des juges européens, français et irakiens". "Il faudrait l'accord de l'État irakien et les conditions nécessaires, notamment en ce qui concerne la peine de mort, qui devrait être interdite ", a-t-elle déclaré.
L'Iraq mène déjà des procès contre des membres de l’EI, y compris certains étrangers, en vertu de ses lois antiterroristes. La peine de mort est une préoccupation majeure. Onze ressortissants français ont déjà été condamnés à mort en Irak pour appartenance à l’EI, bien que ces peines n'aient pas été exécutées.
Marco Sassoli, directeur de l'Académie de droit international humanitaire et de droits humains, à Genève, pense qu'il est probable que l'Irak accepterait un tribunal mixte appliquant les normes internationales et sans la peine de mort, en échange d'une aide occidentale importante en termes d'expertise et d'infrastructure. "L'Irak veut organiser et a commencé à organiser des procès de combattants locaux et de certains combattants étrangers et ils seraient heureux, s'ils obtiennent assez d'argent, d'établir un tribunal mixte comme nous l'avons fait pour le Liban », explique-t-il.
Les préoccupations des victimes
Les forces kurdes du nord-est de la Syrie ont fait appel à cette aide internationale pour juger les détenus de l’EI dans leur propre système judiciaire, mais Sassoli souligne que ce serait "révolutionnaire" car cela signifierait établir un tribunal international dans un pays [la Syrie] qui n'y a pas consenti. L'extension d'un tel soutien à ces forces kurdes serait également une "forme de reconnaissance" pour des gens que la Syrie et la Turquie considèrent comme des rebelles.
Natia Navrouzov, qui dirige la collecte des informations pour l'organisation yésidie Yazda, affirme que les victimes yézidies avec lesquelles elle a travaillé souhaitent généralement que ce soit un tribunal international en Europe qui juge les auteurs de violations des droits de l'homme, car elles ne font confiance ni aux autorités irakiennes ni aux Kurdes pour leur rendre justice. Ils veulent que la justice pénale internationale reconnaisse le génocide contre les Yézidis et ils "font toujours la comparaison avec le Rwanda".
Darwish, qui a été emprisonné par le régime syrien, affirme également que l'Europe serait le meilleur endroit pour garantir qu'il n'y ait pas de peine de mort, que le tribunal soit indépendant et compétent, que les droits de la défense soient respectés et que "les victimes [puissent] être présentes". Mais selon lui, ce n'est pas ce que veulent les Etats européens car ils "ne veulent pas récupérer leurs combattants" et "ne veulent pas affronter le problème". Les Etats concernés insistent sur le fait qu'un tribunal proche du lieu des crimes serait plus efficace car, comme Damberg l'a dit à JusticeInfo, "c'est souvent là que se trouvent les preuves et les victimes". Darwish, lui, pense que ces Etats devraient assumer leurs responsabilités, reprendre leurs citoyens et les juger sous leur propre juridiction.
Les incertitudes de l'Irak
Comme l'Irak semble être l'option privilégiée pour le moment, Navrouzov de Yazda dit qu'elle pourrait s'en réjouir "s'il y a un renforcement des capacités en Irak". Mais elle s'inquiète de certains obstacles. "Les juges et les avocats internationaux accepteront-ils de venir ici ? Le droit pénal irakien ne reconnaît pas le génocide, les crimes de guerre et les crimes contre l'humanité, ce qui, de notre point de vue, représente ce qui est arrivé aux Yézidis, il y aurait donc de nombreux défis pratiques à relever".
Darwish pense aussi que les victimes ne font pas confiance aux autorités irakiennes et que "nous ne savons pas jusqu'à quel point [le tribunal] serait indépendant", étant donné que l'Irak est aussi "dans une sorte de guerre civile" et que tout dépend du politique. "J'ai le sentiment que toute cette idée d'un tribunal international ne fonctionnera finalement pas", dit Sassoli. D’ici là, Navrouzov précise que son organisation partage déjà des informations avec les procureurs en France et en Allemagne. Un certain nombre de pays européens ont en effet entamé des poursuites pour des crimes liés à la Syrie, notamment l'Allemagne, la France, la Suède et les Pays-Bas. "Nous ne voulons pas attendre", dit Navrouzov.