« Des actes de violations massives de droits humains ont été commis par l’armée française durant la période de mars 1956 à juillet 1961 et ont produit plus de 7.000 victimes tunisiennes » estime l’Instance vérité et dignité de Tunisie (IVD), dans un mémorandum adressé au président de la République française, le 16 juillet dernier. Une estimation fondée sur ses investigations, des témoignages de survivants de la guerre de libération nationale et des documents d’archives. La commission vérité a reçu 5.052 plaintes, dont trois collectives, relatives à des violations survenues lors de la décolonisation. 650 font suite à la guerre de Bizerte, en 1961 ; le reste se répartit entre Sakiet Sidi Youssef, Gafsa, Tataouine, les montagnes du sud-est et du sud-ouest, et d’autres sites où des affrontements avec des guérillas alliées à Ben Youssef, opposant à Bourguiba, ont eu lieu avec l’armée française après l’indépendance.
La présidente de la commission vérité tunisienne l’avait annoncé dans un entretien à Justiceinfo.net, en avril dernier : elle souhaitait demander le renflouement du Fonds de la dignité, une caisse dédiée aux réparations des victimes de la dictature en Tunisie, par le moyen de compensations financières que verserait notamment la France. C’est chose faite. Le 16 juillet, l’IVD a envoyé, via le ministère des Affaires étrangères, deux mémorandums : l’un adressé au président de la République française et l’autre au président de la Banque mondiale et à la directrice générale du Fonds monétaire international (FMI). L’IVD demande officiellement réparation des atteintes aux droits humains et aux droits économiques et sociaux pour lesquelles l’État français, le FMI et la Banque Mondiale portent, selon elle, « une part de responsabilité ».
Colonisation et politique de la terreur
A côté d’une stratégie d’appauvrissement de la paysannerie et d’extrême fiscalisation de la population, l’exploitation économique des richesses minières et agricoles du pays au profit de la puissance coloniale visait à faire des Tunisiens « une poussière d’individus », selon l’expression de Bourguiba citée par le mémorandum. La politique de la terreur des années 1952-1954, au moment où le mouvement national revendiquait l’indépendance de la Tunisie, a engendré arrestations massives, tortures, représailles collectives où pillages et viols de femmes étaient de mise. Selon l’Instance, après l’indépendance acquise en mars 1956, la Tunisie souveraine a continué de subir la domination française sur son économie. L’ancien pays colonisateur a ainsi longtemps cherché « à pérenniser les avantages de certaines entreprises françaises ».
Pour toutes ces exactions et abus, la commission vérité exige de la France une reconnaissance des faits, la présentation d’excuses officielles, le versement de compensations aux victimes individuelles, aux régions victimes ainsi qu’à l’État tunisien, la restitution des archives tunisiennes de 1881 à 1963 et l’annulation de la dette bilatérale de la Tunisie, « étant donné qu’il s’agit d’une dette illégitime ». Le mémorandum ajoute que « l’estimation des préjudices devra être évaluée dans le cadre d’une commission qui sera créée à cet effet ». Dans son entretien à Justiceinfo.net, Sihem Bensedrine avait évoqué « 200 000 dinars [63 600 euros] par personne tuée ».
Les politiques tragiques des institutions financières
C’est une autre période historique que couvre le mémorandum adressé au FMI et à la Banque mondiale. Elle va des années 1970 jusqu’à la Révolution de janvier 2011. Les deux institutions financières sont accusées d’avoir poussé l’Etat tunisien à geler les salaires, à diminuer les subventions à la consommation des produits de base et à geler les recrutements dans la fonction publique. Ces politiques ont engendré plusieurs crises sociales, dont les plus importantes sont les conflits avec la centrale syndicale en 1978, la révolte du pain en décembre 1983-janvier 1984, le soulèvement du bassin minier en 2008 et la Révolution de 2011. Ces événements sanglants ont entraîné des violations graves des droits de l’homme : morts, blessés, torture, viols et prison suite à des procès inéquitables.
L’IVD a enregistré un dossier collectif, présenté par l’Union générale tunisienne du travail en tant que représentant des victimes syndicales, et 909 plaintes individuelles se référant à ces événements. Concernant les émeutes du pain, l’Instance a reçu 1230 plaintes individuelles, touchant 19 gouvernorats, avec 85 homicides, 213 blessés par balles et 932 arrestations et emprisonnements, avec usage systématique de la torture ainsi que plusieurs viols sur mineurs, notamment en prison.
« S’agissant de l’impact de l’intervention de la Banque mondiale et du FMI sur les droits humains, économiques et sociaux des citoyens tunisiens, l’IVD est arrivée à la conclusion que non seulement la responsabilité de l’État tunisien était engagée dans ces violations graves, mais également celle de la Banque mondiale et du FMI qui ont imposé, via les conditionnalités des prêts et les plans d’ajustements structurels, des politiques inappropriées qui ont été à l’origine des violations graves suite aux soulèvements populaires en question », explique le mémorandum. A la fin du document, trois actes de réparations sont décrétés par la commission vérité : la présentation des excuses, le versement d’indemnités pécuniaires aux victimes et à l’État, et l’annulation de la dette multilatérale de la Tunisie.
Une demande sans précédent
Rien ne contraint la France, le FMI et la Banque mondiale à réparer les préjudices commis dans le passé. Dans son argumentaire, l’IVD s’appuie cependant sur des conventions et des pactes internationaux. Elle cite en particulier les « principes fondamentaux et directives concernant le droit à un recours et à réparation des victimes de violations flagrantes du droit international, des droits de l’homme et de violations graves du droit international humanitaire », résolution adoptée par l’Assemblée générale des Nations unies le 16 décembre 2005. Et également le Pacte international relatif aux droits civils et politiques, adopté par l'Assemblée générale le 16 décembre 1966, et la Résolution de l’Onu du 21 mars 2016 « relative aux effets de la dette extérieure et des obligations financières internationales connexes des États sur le plein exercice de tous les droits de l’homme, en particulier des droits économiques, sociaux et culturels ».
Une telle procédure n’a pas de précédent dans le monde, d’où le scepticisme de ses détracteurs. A cela s’ajoute le conflit incessant entre l’IVD et les autorités tunisiennes. Le gouvernement actuel, dirigé par Youssef Chahed, n’a toujours pas publié le rapport final de l’IVD au Journal officiel. Il ne semble pas prêt à soutenir les deux requêtes adoptées par l’IVD et signées par sa présidente.