Le Tribunal spécial pour le Liban (TSL) a annoncé, le 16 septembre, avoir inculpé Salim Ayyash pour des attentats contre les hommes politiques libanais George Hawi, Marwan Hamadé et Elias El Murr. Trois tentatives d'assassinat qui seraient liées, selon le tribunal, à l'attentat qui avait tué l’ancien Premier ministre libanais Rafiq Hariri et 21 autres personnes, à Beyrouth, en février 2005.
Alors que les anciens membres du gouvernement Hamadé et El Murr ont survécu à ces attentats à la bombe en octobre 2004 et juillet 2005 respectivement, Hawi, ancien chef du Parti communiste libanais, est mort dans l'explosion d'une bombe dans sa voiture, en juin 2005.
Le nouvel acte d'accusation, sous scellés depuis mai dernier, marque l'ouverture de ce que le TSL appelle les "affaires connexes", c'est-à-dire un certain nombre d’attentats politiques ayant eu lieu entre octobre 2004 et décembre 2005 et qui auraient un lien avec l'attentat qui a tué Hariri. Le nouvel acte d'accusation intervient près de 15 ans après les faits et presque autant d'années d'enquêtes internationales.
Malgré de multiples tentatives, El Murr n'a pu être joint pour réagir à l’acte d’accusation. Hamadé, actuel membre du Parlement, a déclaré à JusticeInfo qu'il ne parlerait plus aux médias en raison de récentes menaces.
Un suspect connu et en fuite depuis longtemps
L'accusé, Salim Jamil Ayyash, membre du Hezbollah, a été identifié pour la première fois sur le plan international en 2001 lorsqu'il a été inculpé par le TSL (basé à La Haye) pour sa participation présumée à l'assassinat de Hariri. Ayyash ainsi que les quatre autres membres du Hezbollah accusés d'avoir orchestré l'attentat n'ont jamais été retrouvés par les autorités libanaises. Le fugitif du TSL a donc été jugé par contumace, depuis près de cinq ans, dans le dossier Hariri. Un verdict est attendu depuis près d'un an et devrait être rendu avant 2020.
La participation présumée d'Ayyash aux attentats annexes met désormais en cause le Hezbollah pour avoir attisé l'instabilité politique et la violence au Liban sur une période de deux ans. A l'époque, l'occupation syrienne du Liban était l’objet d’une âpre dispute entre deux sphères politiques. En 2005, dans sa campagne pour le poste de Premier ministre, Hariri avait clairement exprimé son intention de s'opposer aux partis pro-syriens au Liban, dont le principal est le Hezbollah. Après l'assassinat de Hariri, les camps opposés se sont fait connaître sous le nom de l'Alliance du 8 mars (pro-syrienne) et celle du 14 mars (anti-syrienne).
Compte tenu de la situation d'Ayyash dans l'affaire Hariri, il est peu probable qu'il comparaisse devant la Cour pour ces nouvelles charges. Trois jours après le premier acte d'accusation, en 2011, le secrétaire général du Hezbollah, Hassan Nasrallah, avait juré que les "honorables frères" – Ayyash et les quatre autres accusés devant le TSL – ne seraient jamais arrêtés par les autorités libanaises ou internationales, "même dans 300 ans". Nasrallah et les membres du Hezbollah ont depuis longtemps rejeté le tribunal, l'accusant d'être une conspiration israélienne partisane.
Selon une déclaration de la juge Ivana Hrdličková, présidente du TSL, le 17 septembre, les autorités libanaises ont déjà informé le Tribunal qu'Ayyash n'a pu être localisé et informé des charges contre lui. Néanmoins, une période supplémentaire de 30 jours sera consacrée à la localisation du suspect avant qu'une décision soit prise d'ouvrir un procès par défaut.
"Il s'agit d'une affaire différente, et même si elle est liée à l'attentat du 14 février 2005, elle comprend de nouveaux chefs d'accusation, différents crimes et différentes preuves", explique la porte-parole du TSL, Wajed Ramadan, à JusticeInfo. "L'accusé doit également être informé des nouvelles accusations et des nouvelles charges, malgré le fait qu'il soit également accusé pour un autre ensemble de faits dans l'affaire [Hariri]. Il doit bénéficier des mêmes droits, y compris le droit à un procès équitable."
Bien qu'Ayyash soit depuis longtemps en fuite, indiquer que le Hezbollah aurait participé à l'organisation d'une série d'attentats terroristes au Liban aura des conséquences politiques étant donné la représentation de ce parti politique clé au Parlement et au gouvernement.
Conséquences politiques
"L'inculpation récente d'Ayyash est assez choquante pour beaucoup", analyse Imad Salamey, conseiller politique et professeur de sciences politiques sur le Moyen-Orient à l'Université libanaise américaine. "Elle relie plusieurs complots en une seule opération, tous liés au Hezbollah. Maintenant qu'Ayyash est lié à de multiples assassinats, cela implique qu'il n'aurait pas pu le faire seul ou avec un petit groupe. Ces attaques doivent avoir été des opérations bien pensées, conduisant au Hezbollah et donc aux services de renseignements iraniens. Ces affaires ne concernent plus des individus."
L'effet immédiat, poursuit Salamey, se fera probablement sentir sur le plan politique, car les alliés du Hezbollah au sein du gouvernement libanais sont maintenant forcés d'agir avec précaution. Le pouvoir de décision sur les questions nationales pourrait basculer temporairement en faveur de l'Alliance du 14 mars, dirigée par le Premier ministre Saad Hariri, fils de Rafiq Hariri. "Le Hezbollah est déjà désigné comme un groupe terroriste par les États-Unis, mais cet acte d'accusation pourrait exercer des pressions supplémentaires sur l'Union européenne et d'autres pour qu'ils réévaluent leur relation avec lui", ajoute Salamey. Alors que l'économie libanaise s'efforce de se maintenir à flot, s'aliéner certains pays étrangers et bailleurs de fonds majeurs constituerait un gros risque pour la stabilité du pays.
Bien que les conséquences puissent se faire sentir sur le plan politique, rares sont ceux qui croient que justice sera rendue. Etant donné le temps pris par le TSL pour dresser cet acte d'accusation, cela risque d'être trop peu et trop tard. La situation nationale et géopolitique du Liban a en effet considérablement évolué depuis le milieu des années 2000. Quelle que soit la décision du tribunal, ses conséquences seront très différentes dans le contexte actuel.
Le troublant bilan du TSL
Après près de quinze ans d’investigations, dont quatre ans d'une commission d'enquête de l'Onu bien équipée, le TSL n'a inculpé que cinq personnes, dont aucune n'a été jugée. Un tel bilan est sans précédent au niveau international.
La porte-parole du TSL, Wajed Ramadan, note qu'un tel tribunal ne peut être comparé au rythme des procès nationaux. "Le TSL est le premier tribunal à caractère international à poursuivre les auteurs de crimes terroristes et à traiter de preuves hautement complexes et techniques", déclare-t-elle. "Ce genre de crime est, par définition, difficile à enquêter." Tout en reconnaissant des retards frustrants, Nadim Shehadi, membre associé de Chatham House, affirme que cela était inévitable. "Nous pouvons spéculer pendant des jours sur les raisons pour lesquelles cela a pris si longtemps, mais il fallait s'y attendre. Le TPIY a également mis plus de deux décennies avant de conclure."
En vingt-cinq ans, le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY) a néanmoins jugé 111 suspects pour génocide, crimes contre l'humanité et crimes de guerre.
Lorsque le TSL a été officiellement ouvert en 2009, il devait symboliser une nouvelle ère dans la politique libanaise – une ère où les assassinats politiques ne se poursuivraient pas en toute impunité. Ce tournant décisif a donné de l'espoir à un pays paralysé par des décennies de violence politique. Les enquêtes menées par les autorités libanaises, par la Commission d'enquête internationale indépendante de l'Onu, puis par le TSL, ont été suivies de près par les médias. Lorsque le premier procès par contumace a finalement commencé en 2014, il a été diffusé sur tous les grands réseaux de médias libanais.
Mais l'attention s'est rapidement dissipée à mesure que les audiences devenaient de plus en plus techniques. En l’absence des accusés, l'accusation et la défense se sont appuyées sur des preuves cellulaires circonstancielles pour élaborer l’histoire de personnages fantômes. Une petite minorité de médias libanais a continué de rendre compte du procès Hariri dans les années qui ont suivi. Les audiences ont depuis longtemps été interrompues à la télévision.
"Le TSL était certainement excitant au début, mais il est vrai que très peu de gens suivent le procès aujourd’hui", admet Nadim Shehadi. "Les accusés sont en fuite depuis longtemps. Il est peu probable que nous verrons Ayyash au tribunal pour l'affaire [connexe] et un procès par défaut n'offre pas le même espoir de justice."
Salamey acquiesce, ajoutant que l'incapacité d’arrêter l'accusé réduit à néant la confiance dans un recours approprié à la justice pénale. "Pour le dire simplement, nombreux sont ceux qui pensent que cela ne sert à rien", dit-il. "La plupart des Libanais sont devenus apathiques à l'égard de la Cour sachant qu'elle n'a aucun pouvoir pour exécuter ses décisions."