En colère, les étudiants gambiens descendent dans la rue les 10 et 11 avril 2000. Au cours de la manifestation, quatorze étudiants sont tués par balle et des dizaines d’autres blessés. Elle a été déclenchée par le meurtre d’Ebrima Barry et le viol de Binta Manneh, qui auraient été commis par des membres des forces de sécurité. Binta, étudiante de 15 ans, aurait été violée par un officier paramilitaire non loin du stade de l’Indépendance de Bakau, près de Banjul. Ebrima, étudiant de 19 ans, aurait été battu à mort par des membres de la brigade de pompiers et sauveteurs de Gambie. Personne n’a été condamné pour ces deux crimes.
Des témoins décrivent comme chaotique la situation qui prévaut alors dans le principal hôpital du pays, le Edward Francis Small Teaching Hospital (EFSTH). Plusieurs blessés sont à même le sol, victimes de blessures par balle. Parmi les blessés les plus graves figurent Sainey Senghore, Assan Suwareh, Yusupha Mbaye et Oumie Jagne. Mbaye a reçu une balle dans la moelle épinière, une blessure qui le confinera depuis en fauteuil roulant. Il se souvient avoir été maltraité par les infirmières de l’unité de soins intensifs de l’hôpital, en compagnie de trois autres blessés, dont un enfant de trois ans, Musa Semben, touché par une balle perdue. Musa sera ensuite emmené au Sénégal pour y être soigné – aux frais de son père – et mourra deux mois plus tard. Senghore, blessé à la jambe, reste deux mois à l’hôpital. Au bout d’un mois, raconte-t-il à JusticeInfo.net, il développe une gangrène. Jagne a toujours un fragment de balle dans la main.
La frustration des victimes est résumée par Oumie Jagne. Devant la Commission vérité, réconciliation et réparations (TRRC) de Gambie, elle explique avoir refusé d’échanger avec le président Yahya Jammeh, lors de sa visite à l’hôpital. « Ma sœur insultait sa mère [de Jammeh] et il nous a tourné le dos en riant » raconte Jagne. Lorsqu’on lui demande pourquoi elle ne voulait pas le voir, Jagne répond : « Parce que c’était lui qui avait ordonné les tirs ».
« C’est par peur que j’ai obéi »
La sanglante répression avait choqué ce petit pays de moins de 2 millions d’habitants mais jusqu’alors on ne savait que peu de choses sur les personnes qui y ont participé. Cela vient de commencer à changer devant la Commission vérité.
Jeudi 19 septembre, le Dr Mariatou Jallow est venue témoigner devant la TRRC. En avril 2000, elle est directrice générale de l’hôpital principal, l’EFSTH. Elle a étudié au Ghana et au Canada et occupera plusieurs postes de direction dans les services de santé de Gambie. En 2008, elle deviendra même la voix la plus puissante du pays sur ces questions, après avoir été nommée ministre de la Santé. Elle confirme que les victimes « n’étaient pas contentes » de voir Jammeh à l’hôpital. Puis elle reconnaît que, bien qu’un traitement à l’étranger ait été recommandé pour certaines victimes de la fusillade de l’armée, elle a confisqué les dossiers médicaux des étudiants, un acte qui les empêchait de voyager.
« J’ai reçu l’ordre de ne pas donner leur dossier médical aux étudiants blessés. Ce n’était pas normal. Je reconnais que c’était mal » témoigne le Dr Jallow. Afin de se conformer à cet ordre, elle dit au département des archives et aux infirmières de l’hôpital de ne pas donner leur dossier aux étudiants victimes. Elle ne dit pas qui est la personne qui l’a contactée depuis la Présidence. Elle déclare seulement qu’il s’agissait d’un officier du protocole.
- C’est par peur que j’ai obéi aux ordres de la Présidence. Si je montrais mon désaccord, il aurait pu m’arriver n’importe quoi, dit-elle.
- Vous leur avez confisqué leurs papiers médicaux ? insiste le conseiller principal de la TRRC, Essa Faal.
- Oui, je l’ai fait.
- Vous saviez qu’ils avaient besoin de ces documents pour se faire soigner à l’étranger ?
- Oui, je le savais, répond l’ancienne directrice, d’un ton soumis.
Un bref silence suit.
- Nous voulons savoir ce qui vous a poussé à le faire, poursuit Faal.
- On était sous une dictature et on savait que je pouvais être emprisonnée ou que quelque chose de mal pouvait m’arriver si je me trouvais du mauvais côté de l’ancien président [Yahya Jammeh].
- Vous avez donc violé leurs droits et exécuté un ordre illégal.
- Oui, je l’ai fait.
« Je les ai trahis, la nation les a trahis »
L’État a finalement approuvé le traitement à l’étranger de trois des victimes, Sainey Senghore, Assan Suwareh et Yusupha Mbaye. Il y a deux semaines, Senghore a déclaré à la TRRC qu’ils avaient été livrés à eux-mêmes en Égypte, après que le gouvernement gambien n’eut payé qu’un mois de frais médicaux. Leurs deux mois de facture médicale, a-t-il raconté, ont finalement été payés par un médecin égyptien.
Le Dr Jallow ne se souvient pas combien de temps les victimes ont passé à l’hôpital El Agouza du Caire. Mais elle se souvient de la façon dont elle a, encore une fois, confisqué les dossiers médicaux des trois étudiants à leur retour d’Égypte – cette fois directement à l’aéroport.
- Que diriez-vous aujourd’hui à ces jeunes gens ? demande Faal.
- Je leur dirais que je les ai trahis. Le pays les a trahis en les a envoyant se faire soigner sans payer leurs factures. Comme je l’ai dit plus tôt, nous vivions dans des circonstances anormales, répond Dr Jallow.
Aujourd’hui, certains des étudiants victimes semblent penser que Mariatou Jallow a été victime des circonstances. Senghore explique à JusticeInfo.net que c’était une bonne personne. « C’était quelqu’un de bien. Je pense que c’est la situation qui l’a poussée à faire ce qu’elle a fait – de saisir nos dossiers médicaux », dit-il. Une autre victime de la manifestation étudiante, Abdou Karim Jammeh, hospitalisé quatre mois après avoir été blessé par balle à la jambe droite, se souvient également du docteur Jallow comme d’une « dame gentille ». « Elle avait peur et elle était sous pression » dit-il, en s’appuyant sur sa canne.