Pendant deux décennies, de 1997 à 2017, elle a été la vice-présidente de la Gambie. Le président était alors Yahya Jammeh, arrivé au pouvoir en 1994 à la suite d’un coup d’État militaire. Il est connu pour avoir embauché et congédié plus de ministres que tout autre président dans la sous-région. Isatou Njie Saidy semble avoir gagné toute sa confiance. En tant que vice-présidente, elle s’occupait des portefeuilles ministériels de la santé, des affaires sociales et de la condition féminine. Elle était tout simplement la femme la plus puissante du pays sous le régime Jammeh.
Le 3 octobre, Isatou Njie Saidy a témoigné devant la Commission vérité, réconciliation et réparations (TRRC). Elle a été la dernière des témoins des événements des 10 et 11 avril 2000, lorsque quatorze étudiants ont été abattus par les forces de sécurité alors qu'ils protestaient contre le viol d’une étudiante, Binta Manneh, et le meurtre d’un autre, Ebrima Barry. Les deux victimes auraient été agressées par des membres des agents de sécurité. Les étudiants sont descendus dans la rue, réclamant justice, et ils ont été accueillis avec une force brutale.
« Prenez soin de ces salauds »
Au moment des événements, le président Jammeh était en voyage à Cuba. Saidy était le président par intérim. D’après les éléments dont dispose la TRRC, les autorités se sont efforcées d’informer la vice-présidente au sujet de la manifestation, et elle a informé le président alors qu’il se trouvait à Cuba. Plusieurs personnes en ont témoigné. Lalo Jaiteh, l’aide de camp de Jammeh, a déclaré qu’il avait reçu un appel de l’officier du protocole du vice-président l’informant que Saidy voulait parler à Jammeh pendant son séjour à Cuba. La manifestation étudiante avait déjà commencé. J’ai pris le téléphone et pendant que j’attendais à la porte, j’ai entendu le président dire : « Prends soin de ces salauds de quelque manière que ce soit » a déclaré Jaiteh, qui a témoigné via Skype de Suisse où il vit actuellement. Le colonel Babucarr Jatta, l’ex-chef d’Etat major, a déclaré que c’était l’ancienne vice-présidente qui avait ordonné le déploiement des troupes. Jatta a ajouté qu’en déployant les troupes, celle-ci savait que la force serait utilisée, et que cela risquait d’entraîner la mort de manifestants.
Le temps était enfin venu, ce 3 octobre, pour Saidy de répondre à ces questions devant la population gambienne. Elle avait probablement beaucoup à dire. Et elle a fini par admettre ses responsabilités. Mais sur beaucoup de questions, elle a prétendu ne pas avoir de réponse.
Elle a nié les propos que Jaiteh dit avoir entendu – « prendre soin de ces bâtards d’une manière ou d’une autre ». « Je sais que l’ex-président utilise souvent de telles expressions lorsqu’il est en colère, mais je ne me souviens pas qu’il me l’ait dit », a dit Saidy. « Il l’a peut-être dit aux soldats parce que je lui ai parlé et passé le téléphone au colonel Babucarr Jatta. »
« Je n’étais au courant de rien »
Saidy a dit que même lorsqu’elle était présidente par intérim, elle n’était pas responsable. « Jammeh est un homme fort et il ne laisse la sécurité à personne. Il s’en occupe lui-même », dit-elle. Elle a souligné que la décision de déployer des soldats avait été prise par le Conseil national de sécurité lors d’une réunion qu’elle présidait. Elle a également affirmé qu’elle n’avait pas entendu parler de la mort de manifestants avant quelques jours. C’est donc à l’avocat principal de la TRRC, Essa Faal, qu’il incombait d’exposer les contradictions du témoignage de l’ancienne vice-présidente. Pourtant maître dans cet exercice, Faal a fait preuve d’un tact exceptionnel ce jour-là :
- N’est-il pas étrange que tout le pays ait appris la mort des étudiants, mais que la vice-présidente ne l’ait su que deux ou trois jours plus tard ? C’est une catastrophe que de ne pas savoir ce qui s’est passé dans le pays.
- C’est grave, mais c’est... arrivé, dit Saidy.
- Le Palais présidentiel était juste à côté du grand hôpital où des gens ont été tués. Ne serions-nous pas face à un cas de mémoire sélective ?
- Non… je ne sais pas.
- Vous avez envoyé la sécurité pour intervenir.
- Non, nous ne l’avons pas fait. Leur rôle était d’assurer la stabilité du pays.
- Mais comment pourraient-ils assurer la stabilité s’ils n’interviennent pas ?
- Eh bien, c’est eux qui savent le mieux comment faire. C’étaient des problèmes opérationnels.
- C’est difficile à croire, madame la vice-présidente. Il y a une urgence nationale et tout ce que vous avez dit aux forces de sécurité, c’est d’aller stabiliser la situation sans avoir la moindre idée de ce qu’elles devaient faire ?
- Je ne me souviens pas avoir dit : déployez des forces.
- Mais c’est là le problème. Sur toutes les questions critiques, vous ne vous souvenez pas.
- Je sais que le Conseil national de sécurité a accepté de déployer l’armée...
- Vous ne vous attendiez pas à ce que l’armée utilise les armes pour calmer la situation ? Vous vous attendiez à ce que l’armée aille là-bas, dise ‘calmez-vous’ et que tout soit réglé ?
- Non, mais ce sont des questions opérationnelles. Je n’étais au courant de rien.
- Babucarr Jatta a dit que vous lui aviez ordonné d'utiliser ses forces pour réprimer la manifestation.
- Ils [les forces de sécurité] m'ont conseillé. J'ai dit d'accord. Allez-y, allez-y.
- Et ils ont mis en œuvre votre décision ?
- Et ils sont allés tuer des Gambiens.
- Je ne leur ai pas ordonné de tuer les Gambiens...
- Mais vous avez ordonné le déploiement de l'armée. Ils ont fait usage des armes et des gens sont morts. Vous en assumez la responsabilité ?
- Je sais que c'était mal de verser une indemnité aux gens qui ont tué.
À ce moment-là, la confrontation s’est tendue. Un silence a parcouru la pièce.
Faal avait préparé sur une liste les dix types de violations dont Jammeh est accusé. Il y a eu des disparitions, des assassinats ciblés, des chasses aux sorcières, des emprisonnements d'opposants politiques et de journalistes, entre autres. Le président de la Commission, Lamin Sise, se moquera plus tard de sa liste des « dix commandements ». Faal a fait le décompte les atrocités de Jammeh sous les yeux de Saidy. « Vous avez servi un dictateur qui tuait son peuple », a-t-il accusé. Saidy a hoché la tête et détourné le regard. Elle a prétendu ne pas connaître les Junglers, une unité paramilitaire notoire.
- Avez-vous tenu 22 ans dans le gouvernement de Jammeh en défiant les ordres ?
- Oui, je le défiais parfois...
- Mais durant tous les discours de Jammeh, vous êtes toujours là à hocher la tête. Il a juré de mettre des gens six pieds sous terre et vous n'avez rien fait, a insisté Faal.
- Oui, acquiesce sobrement Saidy, apparemment soumise.
Après cette répression sanglante, le gouvernement a ouvert une enquête. Mais si certains fonctionnaires de bas niveau ont été interrogés, le vice-président Saidy ou les membres du Conseil national de sécurité n'ont pas comparu devant cette commission. Le gouvernement n'a tenu personne responsable de ces meurtres. Il a même fait adopter une loi pour indemniser les soldats et les forces paramilitaires. Saidy a affirmé qu'elle n'avait joué aucun rôle dans l'adoption de cette loi.
- J'ai entendu le président [Jammeh] dire que, dans l'intérêt de la paix, les gens devaient être pardonnés des deux côtés, a-t-elle déclaré.
Le ton de Faal change alors.
- Mais n'est-ce pas un mensonge ? Il n'y avait rien à pardonner aux étudiants. Ils n'avaient rien fait.
Saidy secoue la tête.
- Je sais que c'était mal d'indemniser des gens qui ont tué. C'était une erreur pour quiconque a tué de se voir accorder l'immunité, a-t-elle admis.
Mettre les choses au clair
Immédiatement après la manifestation étudiante, Saidy avait lu une déclaration affirmant qu'il y avait des gens parmi les étudiants qui tenaient des armes à feu. L'enquête officielle a pourtant rejeté cette affirmation.
- La déclaration que vous avez écrite était fausse, l’interpelle Faal.
- Je ne savais pas que c'était faux.
- La preuve que nous avons est que dans votre cabinet même, il a été rapporté que c'était faux. Babucarr Jatta nous l'a dit ici.
- Non, je ne l'aurais pas lu si c'était faux.
- Vous avez lu ce que Jammeh vous a dit en sachant que cette déclaration était fausse.
- Je ne savais pas que c'était faux. Ils m'ont seulement apporté la déclaration et je l'ai lue.
- On nous a dit que Jammeh a insisté pour que vous lisiez la déclaration telle quelle. Quand vous avez lu cette déclaration, vous saviez qu'elle était fausse.
- Non, je ne l'ai pas fait. J’ai su seulement que ce n'était pas vrai après l'enquête du médecin légiste.
- Vous avez donc conclu que la déclaration que vous aviez faite au peuple gambien était fausse. Qu'avez-vous fait ensuite ?
- Qu'est-ce que j'aurais pu faire ?
- Vous avez dit quelque chose que vous saviez être faux et vous ne l'avez pas corrigé ?
- Je ne suis pas là pour discuter…
- Mais vous avez grossièrement trompé le peuple gambien.
- Si je devais le faire [corriger la déclaration originale qui disait que les étudiants portaient des armes], j'aurais demandé l'autorisation à Jammeh.
Pour de nombreux Gambiens, le témoignage d'Isatou Njie Saidy devant la TRRC a été une grande réussite. Elle a pris ses responsabilités et s'est excusée auprès de la nation et des victimes. Elle a demandé à l'État et aux particuliers d'aider ceux d'entre eux qui vivent encore avec les blessures des incidents d'avril 2000.
Abdou Karim Jammeh n'a pas été impressionné. Victime de la fusillade, où il a été frappé à la jambe gauche, Karim Jammeh a regardé le témoignage de chez lui. « Elle n'a pas été honnête et juste envers nous. Elle aurait dû venir avec honnêteté et audace et accepter ses responsabilités », a-t-il déclaré dans un entretien accordé à Justice Info. « Elle dit qu'elle ne se souvient pas de presque tout, mais elle se souvient de toutes les universités qu'elle a fréquentées, des cours qu'elle a suivis et des emplois qu'elle a occupés. Nous sommes donc très déçus. » Une chose reste cependant en suspens : « On disait que Yahya Jammeh avait ordonné les tirs par l'intermédiaire d'Isatou Njie Saidy. Maintenant, c'est clair pour nous. C'est à la Commission de tirer ses conclusions », tranche Karim Jammeh.