Un homme raconte qu’on lui a arraché les dents, une femme qu’elle a été forcée à nettoyer le sol de la prison avec une brosse à dents, et une autre qu’elle a été gavée de psychotropes. « Cela laisse des cicatrices qui ne peuvent pas être effacées », témoigne une victime dans le film documentaire produit par la Commission indépendante d’experts sur les internements administratifs en Suisse, diffusé avec son rapport final en septembre. « Même si c’est invisible, c’est profond », ajoute-t-elle. En plus d’être enfermés arbitrairement contre leur gré, beaucoup ont été torturés physiquement et psychologiquement. « Il faut faire prendre conscience du fait que des milliers d’enfants, de jeunes et d’adultes ont été traités injustement, et cela en Suisse où tout le monde croit toujours tout faire correctement », ajoute une autre victime. La commission, qui a travaillé pendant quatre ans et a présenté son rapport au début du mois de septembre de cette année, affirme que plus de 60.000 personnes ont été internées au cours du siècle dernier dans quelque 650 institutions hors de toute décision judiciaire. Ce n’est certes pas la première fois que cette question est soulevée en Suisse, mais ce rapport révèle l’impressionnante ampleur de ces abus.
Adoptions forcées et stérilisations
Beaucoup ont été tout simplement placés, dénonce le rapport, dans des foyers, des prisons et des hôpitaux psychiatriques parce que leur mode de vie ne correspondait pas aux attentes de la société. Nombre d’entre eux ont été forcés de travailler sans rémunération, tandis que d’autres ont été victimes de sévices physiques, psychologiques et même sexuels. Il y a eu des adoptions forcées et des stérilisations. Les victimes comprennent des enfants et des adultes, hommes et femmes.
Les personnes les plus touchées ont été issues de milieux pauvres et/ou « socialement marginalisés » telles que des mères célibataires, des hommes occupant des emplois précaires ou au chômage, des « contestataires » et des individus ayant déjà été placés dans des foyers pour enfants. Ils ont été enfermés pour des périodes plus ou moins longues, parfois à plusieurs reprises, parce qu’ils étaient considérés comme « fainéant » ou ayant des modes de vie « dissolus », sur ordre de préfets ou de dirigeants des communautés locales. Les « détenus administratifs » ont souvent été détenus avec des criminels, et des enfants avec des adultes. Bien que les lois et les pratiques étaient différentes selon les régions, cela s’est produit dans toute la Suisse avec des lois opaques qui n’offraient aux victimes que peu ou pas de recours.
Le rapport de la commission, qui a eu accès aux archives officielles et aux témoignages de survivants, porte notamment sur les « détentions administratives » de 1930 à 1981. Pour les réhabiliter, la commission demande une aide financière et morale pour les victimes ainsi que des mesures d’information du public.
Briser le silence
Pendant des décennies, les victimes ont gardé le silence. Si elles voulaient trouver du travail et aller de l’avant, elles ne pouvaient pas raconter leur histoire, notamment parce que personne n’aurait cru qu’ils n’avaient pas commis de crime. Certains ont même caché leur passé à leurs conjoints et à leurs enfants. Ce n’est qu’au cours des dernières années que des histoires ont été publiées et que le public a exercé des pressions pour obtenir réparation.
« La loi fédérale du 21 mars 2014 sur la réadaptation des personnes placées sous tutelle administrative a constitué la première base juridique de la commission », a rappelé Markus Notter, son président, lors de la présentation du rapport final, le 2 septembre. « C’est le Parlement qui a donné l’impulsion en 2011. C’est cependant une histoire qui remonte à beaucoup plus loin. C’est celle de personnes qui ont souffert de la tutelle administrative et qui ont été laissées à leur sort, et qui ont finalement attiré l’attention sur l’injustice qu’elles ont subie. Il a fallu beaucoup de temps avant que les gens les croient et les prennent au sérieux. Au départ, l’opinion publique ne les soutenait pas. Il leur a fallu du courage pour se manifester. »
La plupart des témoignages portés devant la commission proviennent de personnes qui étaient adolescentes à l’époque et qui sont maintenant à la retraite. Le fait qu’ils ne cherchent plus de travail peut être l’une des raisons pour lesquelles ils ont rompu le silence, mais pas seulement. Anne-Françoise Praz, vice-présidente de la commission, pense qu’ils « ont besoin de ne plus se cacher et de cesser d’avoir honte ».
Nouvelle tendance dans les démocraties
C’est un chapitre honteux pour ce pays, souvent considéré comme un modèle de démocratie. Mais comme le souligne le rapport, la Suisse n’est pas seule à sortir ses cadavres du placard. Ces dernières années, d’autres pays occidentaux ont tenté de faire face aux abus du passé et d’y remédier, que ce soit, par exemple, pour les communautés indigènes en Australie, au Canada et en Finlande ou concernant les « femmes perdues » des institutions catholiques irlandaises.
Les auteurs de Age of Inquiry, une cartographie mondiale des enquêtes sur les abus institutionnels dirigée par Katie Wright de l’Université La Trobe en Australie, soutiennent que c’est une nouvelle tendance dans les démocraties occidentales. « Des enquêtes à différents niveaux – régional, étatique ou parfois au sein de congrégations ou de la société civile – ont été menées dans vingt pays », a déclaré Johanna Sköld, co-directrice de projet, à JusticeInfo. « Cela s’est répandu depuis les années 1990. Et nous disons que ce retour sur les abus du passé participe d’une tendance. Ces enquêtes ne sont pas menées dans un vacuum national, elles surviennent dans un contexte où cela se passe aussi dans les pays voisins. »
Sköld, professeur d’études de l’enfance à l’Université de Linköping en Suède, cite l’exemple des pays nordiques où se sont succédées des enquêtes sur les abus du passé, et le rapport australien Bringing them home [« Les ramener chez eux », Ndlr] sur la séparation des enfants autochtones de leurs familles, qui a suscité des demandes de justice d’autres groupes vulnérables. « Tant à l’intérieur d’un État qu’entre les États, il peut y avoir des liens inspirants qui mettent tout cela en branle », dit-elle.
Pourquoi maintenant ?
Sköld pense qu’il y a plusieurs raisons, y compris les nouveaux concepts sur le droit des enfants et de l’enfance inclus dans la Convention des Nations Unies relative aux droits de l’enfant de 1989, mais aussi l’évolution des structures étatiques et de la possibilité de les remettre en question. « Par exemple, en Irlande, les discussions ont porté sur l’Église catholique, qu’il n’était pas possible de critiquer de cette façon auparavant, mais depuis les années 1990, c’est devenu plus possible. En Suède, les révélations d’abus coïncidaient avec des critiques portées contre l’État providence. » Elle pense aussi que les réseaux sociaux pourraient avoir quelque chose à voir avec cela. « Nous avons aujourd’hui une société où il est possible de parler des souvenirs traumatisants d’une autre façon, dans le cadre d’une société dite thérapeutique où nous sommes censés partager nos émotions et nos traumatismes. Les réseaux sociaux se sont ouverts de telle façon que les gens peuvent échanger d’une manière impossible auparavant. »
Réparations financières accrues
Des mesures de réparation ont déjà été prises en Suisse du fait des décennies de lutte des survivants et de leurs alliés. En septembre 2010, des excuses publiques ont été présentées par la ministre du gouvernement de l’époque, Eveline Widmer Schlumpf. Une loi adoptée en 2016 prévoyait une « contribution de solidarité » de 25.000 francs suisses aux victimes, sur demande. La commission indépendante recommande de renoncer à la date limite de dépôt des demandes pour les 25.000 francs suisses, initialement fixée à mars 2018. La vice-présidente de la commission, Anne-Françoise Praz, affirme que bon nombre des victimes n’ont pas présenté de demande, par manque d’information ou pour d’autres raisons. Certaines ont toujours une peur très ancrée des autorités.
Pour elle, ce n’est que le début du processus de réhabilitation. La commission recommande d’autres mesures financières pour les victimes, notamment le droit à une pension à vie, un laissez-passer ferroviaire gratuit, des exonérations fiscales pour les personnes endettées et un fonds pour couvrir les frais médicaux des non assurés. Elle a conclu, à l’issue de rencontres avec des victimes, que les détentions « ont eu un impact durable sur leur vie, sur leur santé physique et mentale, mais surtout sur leurs revenus, parce qu’elles ont été privées d’accès à la formation, elles ont été privées de travail qualifié », explique Praz. « Elles arrivent maintenant à l’âge de la retraite avec vraiment de toutes petites retraites. »
« En parler me soulage un peu »
La commission recommande la création d’une « Maison de l’autre Suisse », lieu d’échange et de mémoire sur ce chapitre sombre de son passé. Cela vient, affirme Praz, de la demande des victimes de pouvoir s’impliquer davantage dans l’espace public. Ce pourrait être un lieu d’expositions et d’échanges, y compris avec le grand public, dit-elle, qui serait géré par les victimes elles-mêmes. Ce serait aussi un lieu où les victimes pourraient recevoir un soutien et des conseils sur, par exemple, « comment faire campagne, comment contacter les parlementaires ». C’est une demande clairement exprimée par des victimes dans le film documentaire. « Plus il y a de discussions, non seulement entre les victimes mais aussi dans la société, plus on se sent solidaire et plus il est facile pour moi d’en parler », dit l’un. « En parler me soulage un peu. On n’a plus à vivre avec un tabou. »
Paroles d’experts. Internements administratifs et chemins vers la réhabilitation
Le film documentaire cité dans cet article, produit par la Commission indépendante d’experts (CIE) sur les internements administratifs en Suisse, est disponible en intégralité sur Youtube et sur le site de la CIE.