C’est dans une salle comble que Fatou Toufah Jallow s’assoit pour raconter son histoire. Sa mère, son père et ses frères et sœurs sont dans le public. Comme beaucoup d'autres qui ont témoigné devant la Commission vérité, réconciliation et réparations (TRRC) de Gambie depuis le 14 octobre, Jallow a été victime d'abus sexuels. Mais dans son cas, ces violences auraient été commise dans le bâtiment le plus sûr du pays, la State House, par un homme qui portait la responsabilité principale de la protection de ses concitoyens : le président Yahya Jammeh.
« Il a dit : "Voyons si tu es vierge". J'ai commencé par m'excuser. Je disais : "Je suis désolée". Je ne sais même pas pourquoi je m'excusais", explique Jallow, en pleurant, devant la TRRC. "Il a baissé son pantalon et s'est frotté les parties génitales sur mon visage. Yahya Jammeh a décidé de me pénétrer. Et avant qu'il ne le fasse, il a décidé de m'injecter avec une aiguille. »
À cet instant-là, la trentaine de personnes qui se trouvent dans la galerie du public se sont tues. Jallow essuie ses larmes avec un mouchoir. Un membre de l'équipe de l'unité de soutien psychosocial de la Commission s’approche d’elle. Sa mère se rend dans la salle d'attente des témoins avant de revenir peu après.
En Gambie comme partout ailleurs, il faut du courage pour parler en public de violences sexuelles. Comme beaucoup d'autres personnes qui sont sorties de l’ombre, témoigner a son coût pour Jallow. Pourtant, elle dit croire que le silence a été dévastateur pour son pays. « Notre éducation devrait nous donner les moyens de changer nos façons de faire et de nous améliorer », dit-elle, en vue de décourager une culture du silence sur les cas de violences sexuelles.
Viol à la State House
Fatou Toufah Jallow faisait partie d'un groupe de 22 Gambiennes qui ont participé à un concours de beauté parrainé par Jammeh, en novembre 2014. Les lauréates se voyaient promettre des bourses d'études dans différentes universités. Jallow était dans un établissement local de formation des enseignants, appelé le Gambia College, pour obtenir un brevet d'enseignement supérieur. Elle avait déjà postulé dans plusieurs écoles à l'étranger et obtenu une place, mais elle n'avait pas assez de fonds pour y aller. Le concours de beauté était l'occasion de pouvoir intégrer l’université de ses rêves. Elle a concouru et a gagné. Elle a été déclarée reine parmi les étudiantes de l'enseignement supérieur.
Sa victoire l’a conduite auprès du président, Yahya Jammeh. Après trois interactions personnelles avec lui, il lui a proposé de l'épouser. Cela l’a choquée et déçue. Elle dit qu'elle considérait Jammeh comme un père qui, jusqu'au moment de sa demande en mariage, avait joué un rôle si positif dans sa vie. « Je me suis senti trompée. Mais je me suis convaincue que [la proposition de Jammeh] était une erreur », raconte-t-elle.
Au cours du Ramadan de 2015, cependant, Jammeh trouve le rejet de Jallow inacceptable. « C'est un homme qui n'était probablement pas habitué à tant de "non". Il ne pouvait pas accepter qu'une personne comme moi le rejette », témoigne Jallow. Et cette nuit-là, Jammeh utilise la force. Elle se bat jusqu'à ne plus pouvoir résister. Au même moment, un rassemblement religieux avait lieu à l'intérieur de la State House, à l'invitation de Jammeh. Jallow se rappelle avoir entendu la lecture du Coran. Jammeh s'était vu décerner le titre de « leader des gens de foi », en 2014, par le Conseil suprême islamique de Gambie. Mais selon le souvenir de Jallow, il s'en fiche. « Il m'a sodomisée », dit-elle.
C'est à l’issue de cette épreuve que Jallow décidera de quitter la Gambie pour le Sénégal, d'où elle rejoindra le Canada, où elle réside désormais.
« Dames spéciales » et « officiers du protocole »
Au fil de trois semaines de témoignages sur les violences sexuelles, la TRRC a déjà rassemblé des preuves indiquant l'implication de Jammeh dans un système de prédation sexuelle. Selon des témoins, l'embauche de filles pour des activités sexuelles, déguisées en agents du protocole, était une habitude de Jammeh. Toufah Jallow corrobore cette allégation. Lors de sa deuxième rencontre avec Jammeh à la State House, il lui avait proposé de faire d'elle une agente du protocole. Elle avait refusé. Cela semble être un modus operandi.
Tida Jatta Jarjue travaille à l'unité du genre au Ministère de l'éducation primaire et secondaire de Gambie. Devant la Commission vérité, elle explique qu'elle était l'une de celles qui ont joué un rôle dans l'organisation du concours de beauté pour Jammeh. Elle dit ne pas savoir que des filles aient été violées. « Je connais personnellement deux personnes qui ont participé au concours et qui ont par la suite été embauchées comme agentes du protocole », ajoute-t-elle néanmoins. Jarjue et ses collègues étaient censés être les personnes de contact, mais en fin de compte, dit-elle, certaines des filles parlaient directement au service du protocole à la Présidence. Elle confirme également que les filles étaient utilisées comme placeuses dans plusieurs cérémonies d'État. Toufah Jallow a vécu une même expérience avant d'être violée.
Alagie Ousman Ceesay a servi Jammeh en tant que chef du protocole pendant de nombreuses années. À ce titre, il était responsable, entre autres, des activités quotidiennes du président. Un certain nombre de femmes qui travaillaient sous ses ordres étaient officieusement appelées les « dames spéciales », raconte Ceesay à la TRRC. Elles auraient généralement été amenées à la présidence pour assouvir les désirs sexuels de Jammeh. Ceesay dit que la procédure habituelle de recrutement de ces filles aurait dû nécessiter sa participation et celle de la Commission de la fonction publique. Au lieu de cela, « c'est une directive exécutive qui sélectionne ces agentes du protocole. Tu n'as pas le choix. Il y en a beaucoup qui sont venues », témoigne Ceesay. Selon lui, même les fonctionnaires qui travaillaient à la State House à l'époque savaient que le titre d'agent du protocole était un camouflage. Les filles servaient à autre chose. « C'était un secret de polichinelle », affirme Ceesay.
Ceesay pense que Jammeh souffrait peut-être de problèmes de santé mentale. « Il est bipolaire. Très imprévisible », dit-il. « Parfois, vous voyez un certain comportement et vous vous demandez si une personne normale se comporterait ainsi », a également déclaré Yusupha Sanneh, un ancien aide de Jammeh qui avait révélé, une semaine auparavant, que Jammeh recevait de nombreuses filles du protocole dans sa résidence privée, à Kanilai.
Jimbeh Jammeh, une agente du protocole, a joué un rôle de premier plan dans ce système. Selon un rapport de Human Rights Watch publié en juin, Jimbeh Jammeh était l'une des personnes impliquées dans l'exploitation sexuelle des jeunes femmes par Jammeh. Selon Ceesay, Jimbeh Jammeh était très proche du président. Toufah Jallow a également nommé Jimbeh comme la personne qui l'a toujours contactée.
Importation de prostituées
Après que Toufah Jallow aurait été violée, un homme qu'elle a identifié comme « King Papa » lui aurait dit : « C'est notre président et nous ferons tout pour le protéger. » Jallow a compris que c'était une menace pour la faire taire. La TRRC a identifié King Papa comme un certain Major Alieu Sanyang, membre actif de l'armée nationale gambienne. Mais selon Jallow, la personne qui a toujours été au centre des activités de Jammeh était Jimbeh Jammeh, qui vivrait aujourd’hui avec Jammeh, en Guinée équatoriale, où l'ancien dirigeant est exilé.
Ousman Ceesay a également allégué que Jammeh importait des prostituées d'Amérique, d'Éthiopie et du Nigeria. Alors qu’il témoigne, Ceesay a devant lui un document contenant les noms de témoins protégés de la Commission vérité. Se référant à cette liste, Ceesay déclare : « Je ne sais pas comment le numéro 2 a réussi à faire venir ces filles d'outre-mer. Elles restaient dans le pays pendant une semaine ou deux. »
Concoctions spirituelles et chantage
Le 28 octobre, une témoin a pour la deuxième fois seulement déposé de manière anonyme devant la Commission vérité. Elle a été entendue par téléphone depuis un pays à l’étranger. Elle raconte que Jammeh a essayé de la contraindre. Elle dit qu'elle lui faisait confiance comme un père et qu'elle le voyait comme un panafricaniste, mais que l'ancien chef avait exploité cette confiance. D'abord, il lui avait proposé de la baigner d'une concoction spirituelle. Elle avait accepté et avait fait ce qu'elle pensait être destiné à la protéger. Après ce test, Jammeh avait poussé son avantage. Il l'avait invitée à nouveau. « Il m'a demandé de me déshabiller et cette fois, c'était différent. Il m'a regardée et m'a dit que je ressemblais à une élève du primaire. Il a commencé à toucher mes seins et mon corps. Je me souviens l'avoir repoussé et j'ai commencé à lui résister. Il s’est mis en colère et a dit : "Sortez-la d'ici" », raconte la témoin. Elle explique qu'après avoir résisté aux avances de Jammeh, les choses ont changé. « Il a cessé de m'offrir son soutien. Il a arrêté de me voir. Il ne voulait plus parler de la bourse. Il ne voulait plus me revoir. » La femme anonyme indique que c'était Jimbeh Jammeh qui recueillait les numéros de téléphone des filles pour Jammeh.