Lorsqu'elle a été capturée dans un village appelé Jambur, un village situé au sud-ouest de Banjul, la capitale gambienne, le 28 janvier 2009, Masirending Bojang avait plus de 80 ans. Plus de dix ans plus tard, le 20 novembre, c'est là que la Commission vérité, réconciliation et réparations (TRRC) est venue rencontrer Bojang pour entendre son histoire. La chaleur intense et sa mauvaise santé ne la découragent pas. Elle vit près du marché et de la mosquée du village, où se trouvait l'arrêt de bus où les gens ont été pris en charge en 2009, comme la plupart des témoins s'en souviennent, pour être soignés d'une maladie non établie.
En 2009, le président gambien Yahya Jammeh - qui a dirigé le pays depuis le coup d'État militaire de juillet 1994 jusqu'à son départ forcé en janvier 2017 - a décidé d'organiser une « chasse aux sorcières ». Les personnes soupçonnées de sorcellerie ont été forcées de boire des décoctions qui en auraient envoyé des douzaines dans leurs tombes. Plus des trois tiers des victimes étaient âgées, selon des témoignages devant la TRRC. Le plus jeune à avoir témoigné devant la Commission était âgé d'une quarantaine d'années lorsqu'il a été capturé.
Il y a dix ans, tout le monde à Jambur a pu voir le bus venir. "Je vendais des cacahuètes dans le village quand un homme m'a pris par la main et m'a demandé de monter dans un bus. Je leur ai demandé où on nous emmenait, mais ils n'ont pas répondu", se souvient Masirending Bojang. Son fils aîné Abdoulie Bojang, consultant en sécurité privée, est assis à ses côtés durant son témoignage devant la TRRC. Il n'était pas dans le village quand les soi-disant "docteurs de sorciers" sont descendus sur Jambur. Il a cependant reçu un appel d'un parent l'informant que sa mère et d'autres personnes avaient été "kidnappées". "Je me suis rendu avec mon véhicule à divers endroits, à leur recherche, mais je n'ai pas pu les trouver ", a-t-il déclaré dans un entretien avec Justice Info, après le témoignage de sa mère. Ce n'est que tard dans la soirée le lendemain qu'il a appris que sa mère avait été libérée. Abdoulie Bojang a commencé à noter les noms des personnes ainsi enlevées. Il en a dressé une liste de 62, dont 49 étaient originaires de Jambur. Mais selon de nouvelles preuves, la chasse aux sorcières aurait touché des centaines de personnes. Et le TRRC essaie d'établir si l’ancien président Jammeh était derrière tout ça.
L'appel de Jammeh
Ensa Badgie était l'ancien chef de la police gambienne. Il raconte à la TRRC avoir été appelé un jour par le président. "Jammeh m'a téléphoné personnellement. Il m'a dit que le major Solo Bojang et des marabouts arrivaient. Il m'a dit : si tu n'obéis pas, ta tête va rouler. Et si quelqu'un ne se conforme pas, assurez-vous que la personne est renvoyée", ajoute Badgie. Dix minutes après l'appel, les marabouts sont arrivés à son bureau. Ils étaient vêtus d'un habit rouge avec de petits miroirs et des coquillages. Ils sont repartis avec des danses, des tambours et des chants. Les cinq hommes seraient originaires de Guinée. Les Green Boys, un groupe d'autodéfense civil associé à Jammeh, les accompagnaient. Les témoins et les victimes ont déclaré que des soldats et des véhicules de l'État accompagnaient les marabouts et que le chef de leur équipe de sécurité était le major Solo Bojang, un membre éminent de l'équipe des hommes de main de Jammeh appelée les "Junglers", qui avait aussi été directeur de la ferme du président et membre de la garde présidentielle.
En janvier 2009, Mustapha Ceesay, un policier, a croisé leur chemin. Ils ont prétendu qu'il était sorcier, a dit Ceesay à la TRRC. Ce jour-là, 40 policiers ont été identifiés comme sorciers. Mais Ceesay ne voulait pas l’entendre ainsi. Il pensait que c'était absurde et refusait de prendre leurs "remèdes" : il a refusé de prendre un bain et de boire leur décoction. "L'inspecteur général de la police [Ensa Badgie] a dit que j'étais têtu et que je n'étais pas loyal envers le président", raconte Ceesay. Par conséquent, il a été rétrogradé du grade de sergent à celui de gendarme de première classe au grade le plus bas, et il a été muté à Fatoto, le poste de police le plus éloigné de Banjul.
D'autres policiers sont allés boire leur décoction à Kololi, à environ 30 minutes en voiture de la capitale. L'un d'entre eux était Kumba Jatta, qui n'a pas pu comparaître devant la TRRC en raison de problèmes de santé et de pertes de mémoire. Sa fille, Mamjarra Jatta, attribue le mauvais état de santé de son père au mélange qu'il a bu ce jour-là.
Il n'y a pas que les policiers qui confirment l'implication de l'État dans la chasse aux sorcières. Une figure de l'opposition gambienne, Halifa Sallah, a enquêté sur ces activités et publié un rapport dans son propre journal Foroyaaa. Il a été arrêté le 8 mars 2019 et accusé de sédition et d'espionnage. Plus tard, les accusations seront modifiées pour celle d'incitation à s'opposer à la "politique gouvernementale sur le dépistage des sorcières". Finalement, sous la pression des organisations internationales de défense des droits de l'homme, les charges ont été abandonnées et Sallah a été libéré.
18 morts à Jambur
La vie de Yahya Jammeh était profondément ancrée dans le mysticisme. Il se promenait avec des prières et un livre qui ressemblait à un Coran. Il était connu pour organiser des festivals de magiciens qu’il mettait en compétition. Ce qui reste plus vague, ce sont les motivations de Jammeh, l'identité des chasseurs de sorcières et des Green Boys, et la nature des ingrédients donnés aux victimes.
Sur les 18 témoins qui ont témoigné devant la commission, 13 avaient bu la décoction et ils ont tous signalé des problèmes de santé. Abdoulie Bojang a déclaré que parmi les personnes enlevées dans le village de Jambur, 18 sont morts. Des histoires similaires ont été racontées au sujet de victimes d'autres localités. Quatre complications de santé ont été mises en évidence lors des récits de victimes : ils souffraient d'une vision brouillée, d'hypertension, de douleurs corporelles sévères et de maux de tête excessivement douloureux.
Lamarana Jallow, 62 ans, a témoigné avec deux autres femmes, Sukai Jallow et Fatou Sowe. Elles ont toutes été capturées de force dans un village appelé Ganloya, à un peu plus d'une heure de route de Banjul. On leur a dit qu'elles avaient une maladie et qu'elles avaient besoin d'un remède. "J'étais au marché de Ganloya, quand les sorciers sont venus me capturer," dit Jallow. Leur groupe a été transporté dans un village voisin, Makumbaya, où des dizaines de personnes attendaient dans un bus. Ensuite, elles ont été emmenées dans une résidence à Kololi où on leur a donné une décoction. "Après avoir pris le mélange, je n'avais aucune idée d'où j'étais. J'ai passé toute la nuit inconsciente jusqu'à 10 heures du matin le lendemain ", a déclaré Jallow. Quand les trois femmes se sont réveillées, elles ont dit qu'elles avaient été déshabillées par les Green Boys et baignées dans un mélange puant. Elles ont été libérées ce jour-là. Mais l'humiliation allait subsister le restant de leur vie : quand elles sont revenues dans leur communauté, elles étaient stigmatisées comme des sorcières.
Hallucinations et douleurs à l'estomac
Les victimes de Jambur, Ganloya et Makumbaya qui ont témoigné devant la TRRC ont toutes subies le même sort. Ensa Badgie a également dit avoir entendu dire que l'armée, la communauté du renseignement et d'autres institutions de l'État avaient été touchées, ainsi que la police.
Karamo Bojang dirige la prière de sa congrégation musulmane. Lui et son fils Omar sont les chefs religieux de Jambur. Pourtant, tous deux ont été capturés, humiliés et forcés de boire une décoction. Omar ne se souvient pas de ce qui s'est passé après l'avoir bue. Il dit avoir perdu connaissance jusqu'au lendemain matin. D'autres décrivent des hallucinations, des vomissements et des douleurs à l'estomac. "Après avoir bu le mélange, on ne pouvait s'asseoir ou s'allonger à cause de la douleur", se souvient Dembo Mamu Bojang, 74 ans, de Jambur. "J'ai mal à l'estomac, jusqu'à maintenant je ne peux rien faire," dit aussi Masirending Bojang.
Après Jambur, la TRRC prévoit de se rendre à Foni, la région de l'ancien président Jammeh qui, selon les témoignages, a été la plus affectée dans le pays par la chasse aux sorcières.