Ce n'est pas tous les jours que vous héritez - littéralement - d'une campagne mondiale pour changer le droit international. Depuis 2014, je travaillais en étroite collaboration avec l'avocate britannique Polly Higgins, décédée cette année le jour de Pâques d'un cancer du poumon. Elle a consacré de sa vie, durant la dernière décennie, à promouvoir l’introduction du crime d'écocide (atteintes massives conduisant à destruction des écosystèmes) en tant que cinquième crime du Statut de Rome de la Cour pénale internationale (CPI).
Loin de disparaître avec Polly, cependant, le travail pour la reconnaissance de l'écocide ainsi que la campagne que nous avons initiée ensemble, s'accélèrent. Comme le souligne Maud Sarliève dans son article Justice Info de juillet dernier, le droit pénal international, dans sa forme actuelle, peine à faire face à des situations de destruction massive ou systématique de la nature, même lorsque cela entraîne d’immenses détresses pour les peuples autochtones et les populations locales. Et bien qu'il y ait actuellement plus de 1 300 litiges liés au climat dans le monde, selon le Grantham Research Institute on Climate Change and the Environment, il n'existe toujours pas de mécanisme juridique effectif permettant de stopper ou de prévenir les dommages et les destructions environnementaux en temps de paix ou causés par négligence, ni même les pollutions ayant un impact sur le climat.
L’écocide, un vétéran de la guerre du Vietnam
L'écocide a d'abord été utilisé pour définir les destructions causées par l'agent Orange pendant la guerre du Vietnam, et le premier ministre suédois Olof Palme a utilisé ce terme dans son discours d'ouverture à la Conférence de Stockholm sur l'environnement devant les Nations unies (Onu) en 1972. Un projet de Convention sur l'écocide a été soumis à l'Onu en 1973, qui est resté à l'ordre du jour pendant les décennies suivantes. Il a été discuté dans les années 1980 et 1990 dans le cadre du « Projet de code des crimes contre la paix et la sécurité » qui deviendra plus tard le Statut de Rome. Cependant, en 1996, l’écocide a été abandonné sans explication et n'a subsisté dans le Statut de Rome que sous la forme considérablement réduite de dommages « étendus, durables et graves » infligés intentionnellement, en tant que crime de guerre. Les intérêts d'État liés aux armes nucléaires auraient, dit-on, joué un rôle clé dans la disparition de l'écocide du projet.
La résurrection du concept par Higgins, lorsqu’elle propose une définition à la Commission du droit international des Nations unies en 2010, suscite un regain d'intérêt, et un procès fictif à la Cour suprême du Royaume-Uni en 2011, où son projet de loi sur l'écocide est testé avec succès (et défendu depuis par l’avocat Michael Mansfield). À l'époque, Higgins travaille sur la base d'une responsabilité directe - position qui évolue en 2016 pour introduire la responsabilité par insouciance ou par négligence. L'intentionnalité du crime ou mens rea a historiquement été un problème clé dans la définition du crime, du fait que la plupart des écocides - contrairement, par exemple, aux crimes de guerre - n'ont pas été commis délibérément, mais sont un effet secondaire de la recherche du profit par des entreprises.
La plus grande frustration de Higgins a été de constater (peut-être sans surprise) au fil du temps que les États les plus riches n'avaient pas l'intention de soutenir l'établissement du crime d'écocide. Ainsi pas plus tard qu'à l'été 2019, le gouvernement britannique a explicitement déclaré qu'il ne reconnaît ni le terme « écocide », ni la formulation de l’infraction criminelle qu’il recouvre - une déclaration mensongère étant donné les presque 50 années de discussions, et le large accord obtenu sur la définition du terme, auquel les représentants britanniques ont nécessairement été présents à l'Onu.
Pendant de nombreuses années, les ONG les plus influentes ont également estimé que la campagne en faveur du crime d'écocide devant la Cour pénale internationale (CPI) était trop controversée ou risquée pour être soutenue, notamment parce qu’elle dépendait des États et d’un travail diplomatique parfois imprévisible et souvent confidentiel - pas la meilleure recette pour obtenir le financement de fondations ni, dans le cas d’ONG comme le World Wide Fund for Nature ou Greenpeace, pour attirer un grand nombre de membres.
Cette situation a entraîné deux changements de cap pour Higgins.
Soutien politique des îles du Pacifique
Sur le plan politique, elle s'est intéressée aux petits États insulaires du Pacifique qui, comme cela est apparu clairement au cours des négociations de Paris sur le climat, étaient les plus directement touchés par le changement climatique et donc les plus incités à concrétiser l’écocide. Le Vanuatu, un des pays majeurs du Pacifique et notre principal allié, a déclaré l'an dernier qu'il était prêt à poursuivre en justice les entreprises d’extraction de combustibles fossiles pour dommages climatiques. Nous sommes d'avis que la voie pénale, poursuivie de concert avec d'autres États, peut fournir une approche puissante, peu coûteuse et offrant un énorme potentiel de dissuasion contre les pratiques néfastes. Cette année, Le Vanuatu co-organise avec nous des événements à l'Assemblée annuelle de la CPI à La Haye.
Sur le plan financier, nous avons ajouté à l’expertise juridique de Higgins mon expérience en matière de campagnes et de communication pour co-fonder l’ONG Ecological Defence Integrity (EDI), qui a lancé la campagne Stop Ecocide en 2017 pour financer nos activités juridique et diplomatique. Les militants se déclarent « protecteurs de la terre » et contribuent à un fonds spécial dédié à cet effet. Au moment où nous écrivons ces lignes, nous avons enregistré plus de 14 500 protecteurs de la terre.
Cette campagne a déjà obtenu un certain nombre de résultats. Tout d'abord, les fonds recueillis nous ont permis d'aider les délégations des îles du Pacifique à assister à l'Assemblée des États Parties à la CPI pendant trois années consécutives, où les îles du Pacifique étaient auparavant absentes mais qui, dans le contexte du changement climatique et de l'écocide, est devenu pertinent pour elles. En effet, ces États insulaires qui n'étaient pas membres de la CPI sont en train d'adhérer, comme Kiribati l'a fait la semaine passée.
Ensuite, elle a aidé un public de plus en plus large à prendre conscience de la possibilité d'interdire l'écocide et de s'engager dans ce processus. De nombreuses personnes ne sont toujours pas conscientes que les dommages et la destruction massive des écosystèmes sont actuellement autorisés par la loi, méconnaissent le pouvoir préventif de leur criminalisation, et le fait qu'elles peuvent s’engager activement. Enfin, elle a montré aux États vulnérables au climat - et à l'écocide - avec lesquels nous nous engageons, qu'ils bénéficient d'un soutien populaire large et croissant pour faire avancer cette modification du droit international.
Protéger les « protecteurs de conscience »
En outre, les militants inscrits comme protecteurs de la terre obtiennent une attestation qu'ils peuvent présenter devant un tribunal s'ils sont arrêtés pour une action non violente, comme première preuve qu'ils agissent pour prévenir les dommages plutôt que pour en causer, fondé sur le droit à la liberté de conscience. Ils deviennent ainsi des « protecteurs de conscience », un terme inventé par Higgins dans la tradition des objecteurs de conscience du XXe siècle. Cette attestation a déjà servi à plusieurs reprises et le concept de « protecteur de conscience » a été repris par de nombreux militants du mouvement Extinction Rébellion.
Bien qu’ils reconnaissent la nécessité d'engager la responsabilité pénale des chefs d'entreprise et de gouvernement, certains remettent en question la voie que nous avons choisie, d’amender le Statut de Rome, en grande partie en raison de la faiblesse perçue de la CPI et des doutes quant à l’effectivité de son action concrète. Toutefois, nous croyons qu'il y a un certain nombre de raisons impérieuses d'adopter cette approche :
- Donne des moyens d'action aux États vulnérables aux écocides, souvent issus du Sud : avec sa règle du « un État, un vote », la CPI est l'une des rares instances internationales où ces voix ont un poids équivalent à celles des pays les plus riches. Les voix combinées des petits États peuvent donc initier un amendement écocide - voire le faire adopter - sans avoir recours à ces nations.
- Caractère transfrontalier : la plupart des entreprises les plus polluantes sont transnationales et ne peuvent pas facilement être poursuivies par des juridictions nationales.
- Rapidité et uniformité de l'adoption : contrairement à l'approche de faire adopter l’écocide juridiction par juridiction, qui pourrait prendre des décennies, la modification du droit international est un processus relativement rapide qui, dans le climat actuel (sic), pourrait prendre moins de cinq ans. Tous les pays ayant ratifié le Statut auraient des dispositions pénales similaires.
- Applicabilité locale généralisée : contrairement aux crimes de guerre, où il est peu probable qu'un chef d'État accusé soit poursuivi par son propre pays (et où les victimes doivent presque par définition avoir recours à la CPI), les auteurs d'un écocide sont généralement des entreprises. Cela signifie qu'une bonne proportion des affaires d'écocide pourrait être poursuivie dans le pays où le crime est commis, de sorte que la CPI resterait, comme prévu par son Statut, un tribunal de dernier recours.
- Levier politique : lorsqu'un chef d'Etat (ou un groupe de chefs d'Etat) propose un amendement favorisant l’écocide, la société civile du monde entier dispose d'un levier majeur pour faire pression sur celui-ci (ou ceux-ci).
- Levier moral : le droit pénal est la façon dont notre culture « occidentale » définit ce qui est moralement acceptable et ce qui ne l'est pas. À l'heure actuelle, nous reconnaissons sans l'ombre d'un doute que les violences aux personnes dépassent cette ligne rouge ; une fois qu'un amendement (au Statut de Rome) sur l'écocide aura été proposé, les dommages graves causés au monde vivant commenceront à être reconnus comme tout aussi odieux du fait qu'au moins certains États les considèrent comme tels. Nous voyons ce moment comme le début d'un changement majeur de la structure morale du monde développé.
- Levier économique : avec un amendement écocide à l'ordre du jour, les assureurs et financiers qui se trouvent au tout début de la chaîne de production et de consommation prendront note et commenceront à réfléchir soigneusement à ce qu'ils souscrivent et à leurs investissements. De même, les PDG des entreprises polluantes commenceront à réorienter leurs voyages d'affaires. En effet, le fait qu'il existe une procédure échelonnée de modification de la loi créera une période de transition naturelle, absolument essentielle pour prévenir de graves crises humanitaires là où les activités écocides constituent par ailleurs la principale source de subsistance. Les industries qui dominent ces régions ainsi que les gouvernements qui les administrent doivent avoir le temps de s'adapter.
- La réduction du risque politique : c'est extrêmement important pour obtenir le soutien des États. Tout pays qui envisage de reconnaître le crime d’écocide (comme la France est sur le point de le faire, pour la deuxième fois en un an) est préoccupé par les effets économiques à court terme et le maintien de la compétitivité internationale, ce qui exige un courage exceptionnel pour franchir ce pas. Faire progresser le crime d'écocide à la CPI signifie par définition agir de concert avec d'autres États, en créant des règles du jeu équitables et un réseau de solidarité. Cela sera crucial pour faire en sorte que l'obligation légale de prendre soin de la Terre fonctionne en pratique.
- Migration avec dignité : nous pensons qu'un projet de loi devrait traiter d'une manière ou d'une autre des futures migrations climatiques, inévitables, afin d'imposer une norme internationale pouvant aider les Etats de destination à traiter les communautés déplacées avec respect et dignité, en évitant de créer un statut de « réfugié climatique » de seconde zone. Higgins a toujours eu à l'esprit la possibilité de ressusciter le Conseil de tutelle des Nations unies pour s'occuper de cet aspect, et nous croyons aussi en cette idée.
Les événements que nous organisons cette semaine à La Haye touche au cœur du problème : une table ronde intitulée « Enquêter et poursuivre les auteurs d'écocides » examinera le rôle actuel et futur de la CPI dans la poursuite des crimes environnementaux, tandis qu'un atelier intitulé « Créer des alliances face à l'écocide » examinera les écocides actuellement non évités dans toutes les régions du monde, les procédures pour mettre en place un crime autonome d'écocide, les risques impliqués et les actions possibles à l'avenir.
2020, un tournant historique ?
Au plus tôt, un amendement au Statut de Rome pourrait être proposé en 2020, et ce avant la fin du mois d'août, car trois mois doivent s'écouler avant la prochaine réunion des États Parties en décembre. Pour que l'amendement soit soumis à la discussion, la majorité simple des membres présents et votants est requise. Nous pensons qu'il n'est pas exagéré de dire que l'adoption du crime international d'écocide constituera un tournant historique aux conséquences profondes dans tous les domaines de l'activité humaine. Nous pensons qu'à la lumière des prévisions climatologiques actuelles et des taux actuels de destruction des écosystèmes, le fait de ne pas prendre cette mesure aura - et a déjà - des conséquences désastreuses pour toutes les espèces, y compris la nôtre. Nous pensons donc que cette loi devra être adoptée à un moment donné. Notre travail consiste simplement à accélérer l'inévitable, tant qu’il est encore temps de rétablir la possibilité d'une coexistence florissante de l'humanité avec le reste de la vie sur cette remarquable planète.
Diplômée en langues et en anthropologie des universités d'Oxford et de Londres et ayant une formation en communication, en entreprenariat et en activisme environnemental, Jojo Mehta a cofondé en 2017 Ecological Defence Integrity, une organisation à but non lucratif britannique, avec feu l’avocate Polly Higgins pour soutenir l'établissement du crime d'écocide à la Cour pénale internationale. Pour ce faire, elles ont lancé la campagne publique Stop Écocide, dans le cadre de laquelle les supporters se déclarent protecteurs de la Terre et contribuent à un fonds d'affectation spéciale. Mehta est la principale porte-parole de la campagne et la coordinatrice générale de l’action juridique internationale et du travail diplomatique.